VI - Talent reconnu  > L'Exposition universelle (1937)

Pour terminer cette évocation des œuvres peintes dans l’année, il faut faire une place à un nu couché : au premier plan la tête et la chevelure châtain dans laquelle se noie une main du modèle, le corps abandonné qui fuit en perspective, les reins déhanchés, les jambes pliées et, tout au fond, les pieds qui se croisent en s’appuyant sur le mur, tout ce corps gracieux, modelé par une lumière décroissante (1) .

Le tempérament de Kickert l’amenait toujours à chercher en vue de progresser et rarement à admirer ses œuvres. Il vivait inquiet de leur valeur telle qu’elle pouvait apparaître aux quelques amis ou collègues dont il appréciait le jugement, et indifférent au jugement du public. Il dut quand même (s’il en eut connaissance, mais dans ce milieu artistique les nouvelles vont vite) ressentir un choc à l’annonce qu’à la vente Eugène Blot, à Paris, le 23 avril, ses "Capucines dans un vase vert" avaient été adjugées soixante francs (2). Mais il préféra retenir une bonne nouvelle dont il fit part aux Ouendag (3) : "...un groupe de collègues français a offert 'le Lever' (4) au nouveau musée de la ville de Paris qui va être construit quai de Tokyo ! Escholier, le directeur, a répondu qu’il aimerait bien avoir encore une autre œuvre et ils ont choisi, Osterlind entre autres, 'les Coquillages' (5). Je n’en tirerai pas un franc, mais c’est la consécration par excellence de ma position ici. Dans l’esprit des parisiens, je ne suis qu’un étranger, alors c’est tout simplement formidable". Non seulement cette donation se fit, mais les deux toiles sont toujours dans les collections de ce musée. Pour le présent, cela n’améliorait nullement la situation matérielle de Kickert qui se dégradait au point qu’il demanda son concours à Carel Vigelius, son cousin. Ce fut sa femme qui répondit, car Carel était dans l’impossibilité de le faire (6). Les Vigelius avaient des œuvres de Conrad, des tableaux qu’ils avaient acquis, mais la plupart avaient été répartis dans la famille (neuf œuvres, déjà dispersées) et bien qu’ils eussent sans doute accepté de vendre au profit de Kickert l’un des derniers en leur possession, ils n’en eurent pas le temps (7).

Vers la fin de l’année, Kickert eut l’occasion de participer à trois expositions. D’abord celle que l’on nomme habituellement l’Exposition universelle de 1937, dont le nom officiel est cependant plus modeste : Exposition internationale des arts et techniques. Sa préparation avait connu bien des vicissitudes, au point de mettre en cause son ouverture à la date annoncée. Ces retards trouvaient une excuse évidente dans l’énormité du projet, sans qu’on puisse totalement exonérer les revendications ouvrières exacerbées par le succès du Front populaire aux élections législatives de l’année précédente.

Cependant un intense bricolage de dernière minute permit d’ouvrir les festivités en temps voulu. Kickert faisait partie de la section Peinture sous les couleurs des Pays-Bas. Le jury international décerna trois grands prix, puis quatre diplômes d’honneur et enfin sept médailles d’or. Dans chacune des trois catégories, les lauréats étaient nommés par ordre alphabétique. Conrad ayant obtenu une médaille d’or, vint donc après les sept peintres mieux récompensés, sans qu’on puisse connaître son rang entre la huitième et la quatorzième place, ceci étant du reste d’un intérêt très relatif. Conrad avait présenté "Rochers et mer", une toile du Cap-Ferrat, peut-être l'Opus 37-18, citée ci-dessus sous le nom "Une vague". Le critique néerlandais Cornelissen en dit : "C’est fin, brillant et il en émane une séduction irrésistible". La médaille d’or n’était pas décernée au tableau lui-même, mais à son auteur, sous la forme d’un diplôme de médaille d’or.

La deuxième exposition nous transporte aux Etats-Unis à Pittsburgh, pour la manifestation annuelle du Carnegie institute, du 14 octobre au 5 décembre 1937. Kickert y présentait une nature morte (8), peinte en 1935, là encore dans la salle hollandaise où étaient en outre exposés : Colnot, Wiegman, Eckman, Sluyters (trois natures mortes), Pyke Koch, Filarski, Chabot, Ansingh et Charley Toorop. Kickert reçut du directeur de l’institut, Homer Saint-Gaudens (9), des félicitations écrites dont le français hésitant n’atténue en rien la portée : "Cher Monsieur, lorsque j’admire une toile nouvelle dans quelqu’atelier, je me demande toujours si je continuerai l’admirer, et je m’y questionne jusqu’à revoir la toile accrochée au mur ici à notre Exposition Internationale. Dans le cas de votre "Fleurs et Fruits" j’avais raison d’admirer, et nous sommes bien contents d’exposer ce tableau dans notre section hollandaise, car c’est une aide matérielle à soutenir l’étendard de cette Exposition. Je vous prie de croire, cher Monsieur, à ma reconnaissance sincère et à mes sentiments les meilleurs".

Enfin, en novembre-décembre, la Société des arts de Mulhouse offrit une exposition de peinture et de sculpture. Cette association réunissait les autorités de la ville et du département du Haut-Rhin, mais était animée par tout ce que l’Alsace comptait d’éminents industriels, à commencer par les Dollfuss et les Mieg. Le comité avait réussi à attirer des artistes de qualité qui donnaient à la manifestation une importance bien supérieure à celle d’une exposition régionale. Pour la sculpture, elle présentait des bronzes de Despiau, Gimond, Wlérick et Zwobada ; en peinture, des œuvres signées Albert André, Albert Marquet, Henri Matisse, Rouault, Paul Sérusier, Henri de Waroquier et, avec Kickert, un contingent de ses amis rassemblés grâce à Delarbre, le directeur du musée de Belfort, tels qu’Alix, Bersier, Cochet, Lecaron, Osterlind, Oudot, Planson, Jean Puy, Savreux, Zingg. Conrad y montra un paysage de Haute-Savoie.

L’année 1937 peut être considérée comme une année de convalescence pour Kickert : émergeant lentement de son deuil, il n’avait pas faibli dans sa volonté d’accomplir sa tâche, il ne céda pas à la facilité, garda la même exigence de recherches et de qualité. Il n’avait pas retrouvé cependant tout son enthousiasme de créateur et, comme au long de l’affreuse année 1936, il ne produisit que vingt-cinq tableaux, du moins d’après l’état actuel du catalogue raisonné en cours.

(1) : "Nu couché" 1937 (65 x 81 cm) Opus 37-21.
(2) : Cité dans le dictionnaire Bénézit à l’article Conrad Jean Théodor Kickert, peintre et graveur.
(3) : Lettre de CK aux Ouendag du 3 avril 1937 (archives Gard-Kickert). La famille Ouendag qui avait conservé toutes les lettres reçues de CK, a eu la bonté de les offrir à la fille de ce dernier.
(4) : Cf. supra, année 1921 p. 129 (note 23) ; année 1924 p. 190 ; année 1934 p. 316 (note 5).
(5) : "Coquillages" 1933 (65 x 81 cm) Opus A.33-19, Musée d’art moderne de la ville de Paris (Palais de Tokyo).
(6) : Lettre de Mme Vigelius à CK du 4 octobre 1937 (archives Gard-Kickert).
(7) : L’état de Carel se détériora sans rémission et il mourut le 27 du même mois.
(8) : "Fleurs et fruits" 1935 (130 x 97 cm) Opus A.35-16 (vendus à Soulas, cf. année 1946, p. 445).
(9) : Lettre à CK du 17 novembre 1937 (archives Gard-Kickert).

Association Conrad Kickert
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