V - Epanouissement à Chevreuse > La Femme au dragon
Conrad entama l’année 1921 en présentant au salon des Indépendants (1) "la Femme au dragon" et un paysage. Exposé dans la salle IV, le nu retint
l’attention d’une bonne douzaine de critiques d’art. Ils avaient eu
fort à faire devant les envois de plus de mille peintres et l’on
comprend bien Vauxcelles qui écrit (2) : "Une
nécessaire élimination s’impose... Tout l’intérêt est concentré, massé
dans les six ou huit premières galeries. Et de ces huit, une – la salle
IV – mérite qu’on l’étudie de près. La fleur des Indépendants s’y
épanouit".
Parmi les vingt-deux peintres qu’il retient dans cette sélection, se trouve "Conrad Kickert qui sait dominer ses empâtements".
Dans deux autres journaux, le même Vauxcelles (il tient la rubrique
peinture dans six journaux ou revues) réitère ce jugement "... les empâtements où Conrad Kickert et Gromaire appuient leur sens austère de la vie" (3) et en le modérant "Yves Alix, Gromaire, Kickert et Huyot, épris de matières sonores et profondes" (4). Roger-Marx manifeste de l’inquiétude à ce propos : "la
rutilance de Kickert est plaisante mais qu’il ne confonde pas la belle
matière avec les orgies de la couleur et les empâtements systématiques"
(5). Dans le très distingué Mercure de France (6), Gustave Kahn "voudrait avoir la possibilité de caractériser en quelques mots" certains artistes, dont Kickert, mais ne le peut faute de place. Soubeyre (7) en trouve juste assez pour noter "en passant... une forte Étude de Nu de Conrad Kickert". Le Crapouillot (8), journal satirique, signalera avec beaucoup de sérieux "ce nu robuste et plein, de Kickert" non sans avoir décrit le peintre comme "un indigène des Pays-Bas dont la barbe semble avoir pris feu".
Dans Comœdia (9), René-Jean passant en revue des peintres liés par le "même amour de la matière", écrit : "Je
citerai encore le nu de M. Kickert, en soulignant toutefois la
monotonie qu’engendre la mise en une même valeur des accessoires et du
sujet principal". Même si les autres critiques ne l’ont pas
noté, le reproche est sans doute fondé. C’est un risque que Kickert
devait prendre encore trois ou quatre fois que de représenter une femme
nue, en situation, pour lui faire signifier quelque chose : il
mettra dans les mains de son modèle un crâne qu’elle contemplera (10), ou bien l’entourera de tant de biens terrestres qu’elle apparaîtra débordée par cette profusion et impuissante à en jouir (11), ou la montrera songeuse, une fleur à la main (12) , tous rapprochements qui tentent de faire une "vanité" (13)
à partir d’un nu. C’est une gageure mais il est finalement méritoire de
l’avoir tentée. Kickert pensait qu’il fallait être ambitieux dans ses
sujets et prendre des risques. Dans le cas de "la Femme au dragon"
le symbole était obscur. Tout le monde n’est pas Rembrandt et ne peut
envelopper le corps opulent de Bethsabée dans une méditation, née du
billet qu’elle tient au bout des doigts et qui peut la faire reine au
prix d’un adultère. Au fait, qui, aujourd’hui, connaît l’histoire de
Bethsabée ? La plupart des visiteurs du Louvre ne voient que le
nu ; seuls les plus observateurs remarquent la lettre et pensent
que l’amant de la dame s’est vraiment décommandé bien tard.
(1) : Du 23 janvier au 28 février 1921; vernissage les 4 jours précédents.
(2) : L'Excelsior du 19 février 1921.
(3) : L'Amour de l'art du 1er février 1921.
(4) : L'Information du 21 janvier 1921.
(5) : L'Humanité du 23 janvier 1921.
(6) : Du 15 février 1921.
(7) : In la Nouvelle Revue du 1er mars 1921.
(8) : Du 22 janvier 1921.
(9) : Du 21 janvier 1921.
(10) : "Sum quod eris" 1946 (73 x 92 cm) Opus 46-10.
(11) : "Les Démons de l'abondance" 1961 (114 x 146 cm) Opus 61-09.
(12) : "Tulipes au nu" 1964 (97 x 146) Opus 64-11.
(13) : Une "vanité" se dit, en
peinture, d'une œuvre qui veut rappeler la vanité des choses de ce
monde par la représentation d'un objet fragile ou transitoire : miroir,
fleurs, fruits ; ou qui se consume : bougie, sablier ; ou qui se
feuillette : livre ; ou qui évoque directement la mort : crâne.