V - Epanouissement à Chevreuse  > Projet de Galerie d'art français (Amsterdam)

Dans une phrase un peu énigmatique du même article, Kickert annonçait une tentative d’exposer à Amsterdam les meilleurs des jeunes peintres français pour les y faire apprécier comme à Paris. Il était bien placé pour connaître ce projet puisqu’il s’y trouvait directement mêlé. Ardent à servir les échanges artistiques franco-néerlandais, il se laissait aller à manquer à la stricte déontologie du critique, mâtinant son article d’un peu de réclame.

Le projet était né durant l’été dans l’esprit de Kasper Niehaus. Son beau-frère J.F. van Deene avait été peintre et, séjournant à Paris de 1911 à 1914, il y avait rencontré Conrad (1). Mais van Deene avait abandonné cette carrière pour celle de bijoutier ou de diamantaire où il réussissait bien mais qui ne lui plaisait guère. Il était donc à la recherche d’une activité nouvelle. Niehaus et sa femme Jo croyaient à la capacité de van Deene de réussir dans le commerce des tableaux et objets d’art. Ce dernier ne disposait malheureusement que de dix mille florins (2) ce qui était très insuffisant pour ouvrir une galerie ; de plus cette somme n’était pas constituée d’espèces, mais de titres dont van Deene répugnait à se séparer dans cette période de dépression boursière. Kasper et surtout Jo Niehaus en parlèrent à Conrad, persuadés que, d’une façon ou d’une autre, ce dernier pourrait aider à trouver une solution. Or à la même époque le locataire du "bel étage" du 792 Prinsengracht, immeuble situé dans un quartier élégant d’Amsterdam annonça son départ des lieux à partir du 1er décembre. Cet appartement appartenait à Kickert (3).

Si ce n’était un blasphème, on pourrait dire que le ciel poussait Conrad à la faute. Le départ de ce locataire n’avait, en bonne logique, aucun rapport avec les projets de van Deene. Conrad devait rechercher un autre locataire offrant des garanties, car il avait hypothéqué sa part dans l’immeuble et devait logiquement affecter les loyers au paiement des intérêts de cette dette. La logique fut balayée par d’autres considérations. Conrad entrevit comme une résurrection du Moderne Kunstkring. Disposant d’un local prestigieux, van Deene prendrait des tableaux en dépôt-vente. Conrad recommencerait ainsi à aider ses amis français. Il enverrait aussi de ses propres œuvres. Sur place à Amsterdam, cet ancien collègue, plein de révérence pour lui, gérerait l’affaire dont il inspirerait lui-même la politique artistique. Et pour tout cela, qui ouvrait des perspectives de triomphe et peut-être aussi de revanche, que manquait-il ? Seulement l’argent !

Kickert, acceptant tous les risques, sacrifiant toute garantie, échafauda la solution qui pouvait faire du rêve une réalité. Il proposa à van Deene d'occuper les beaux locaux du Prinsengracht sans payer ni loyer ni factures d'électricité ; à la seule charge de lui verser un tiers des profits nets de son commerce. Du strict point de vue des affaires, ce contrat, prévu pour une durée de trois ans, contenait toutes les promesses d'un désastre. La durée du contrat couvrait juste la période de lancement, celle durant laquelle s'enregistrent en général plus de pertes que de bénéfices. Le marché de l'art, comme toute l'économie, connaissait un marasme profond (pour brève qu'elle fut, la crise de 1920/21 entraîna dans toute l'Europe d'innombrables faillites). Conrad, impulsif et généreux, incapable de gérer d'après des critères objectifs, mélangeait les buts et les genres. Certes, van Deene devait assurer cette gestion, mais il était novice sinon dans les affaires, du moins dans ce type de commerce. Du reste, son passé de peintre le disqualifiait pour assurer la réussite d'une galerie : l'artiste et le marchand de tableaux ne sont-ils pas des gens que tout oppose, selon la doctrine de Kickert ?

Pourtant Conrad souhaitait que la galerie vît le jour et même qu’elle exposât à la fois des Français et des Néerlandais. Quels qu’eussent été ses différends avec ses compatriotes, il gardait pour eux, sur le plan artistique du moins, une sincère estime. Il jugeait bon d’obtenir des œuvres de Sluyters, Schelfhout, Weyand, Lau etc. et de baptiser l’entreprise "Galerie d’art franco-hollandais". Mais van Deene se montra plus que réticent. Il trouvait l’œuvre de Sluyters quelque peu canaille et trop en désaccord avec celle des amis français de Kickert ; quant aux autres, il préférait ne les inviter qu’une fois la galerie bien assise. Kickert se laissa convaincre.

C’est ainsi que la Galerie d'art français ouvrit ses salles à la fin de 1921. Van Deene put écrire à Kickert le 26 novembre sur un papier à lettres à cet en-tête, portant en exergue :

GALERIE D'ART FRANÇAIS

Amsterdam
Prinsengracht 792
j.f. van deene
est acheteur d’œuvres de
jean-louis boussingault
conrad kickert
charles dufresne
andré dunoyer de segonzac
marcel gromaire
jean marchand
luc-albert moreau
paul signac

Mais sur ce même beau papier à la typographie élégante, van Deene consigne dès le 29 décembre (4) ses premières frayeurs. Il est étonné de recevoir une facture du transporteur Robinot se montant à 1.145 francs (5) et commence à découvrir les difficultés de l’entreprise : "... les passavants (6) ne sont valables que six mois. C’est bien court. Il est possible que les six premiers mois on ne vende rien et tout à coup après huit mois, pour deux mille florins. Le métier de marchand de tableaux me paraît vraiment incertain. Si pendant cinq mois nous n’avons pas de réussite – et sans parler de la survie de l’affaire – est-ce que (la galerie) Marseille voudra bien remplacer par de nouvelles toiles celles qui lui auront été retournées, et dans ce cas par de bonnes toiles ? Y avez-vous songé ? A mon avis ce passavant nous oblige à sortir le grand jeu et cela ne me paraît pas bon. On ne peut forcer les gens. Si la galerie n’a pas de succès dès le début, elle sera à plat en juin. Évidemment je ferai tout mon possible pour vendre, mais je n’ai pas tous les atouts en main. Et je serais désolé si, en juin, les bases sur lesquelles l’affaire est, en quelque sorte, bâtie s’effondraient. Il faut bien y penser". Heureusement le pire n’est pas toujours sûr et la galerie passa ce cap.

(1) : Dans ses mémoires intitulées "Rechtvaardiging" et publiées in "Central Museum Utrecht Mededelingen", n° 16-17 de Mars 1977, van Deene évoque les réceptions du dimanche soir chez CK à cette époque.
(2) : Soit, en pouvoir d’achat, 60.000 €. Les renseignements sur cet épisode proviennent des lettres de Kasper et Jo Niehaus à CK et, pour la suite, des lettres de van Deene à CK (archives Gard-Kickert).
(3) : A l'exception d'une pièce contiguë qui était la propriété de Mary de Breuk et qui fut par elle louée à van Deene, contre un loyer que devait encaisser pour elle son homme d'affaires, M. Schuver. Celui-ci eut fort à faire (lettre à CK, archives Gard-Kickert).
(4) : Lettre à CK (archives Gard-Kickert).
(5) : Soit environ 1.750 €.
(6) : Autorisations d'importation temporaire délivrées par les douanes.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX