V - Epanouissement à Chevreuse  > La "Galerie d'art français" essuie la tempête

Aux Pays-Bas, la Galerie d'art français avait vaillamment entrepris la présentation de ses peintres et rencontrait un succès d’estime. Just Havelaar écrivit (1) : "Nous avons beaucoup à apprendre de ces Français... Nous avions vraiment besoin de cette leçon de sobriété... d’équilibre et de noble simplicité". Van Deene avait réuni un stock important de peintures et aussi de dessins (2) (de Gromaire, une soixantaine !). Il avait espéré obtenir des dessins de Modigliani et même des peintures de ce dernier ainsi que de Derain, car Paul Guillaume, sollicité par Conrad, avait accepté d’en prélever sur son fonds au profit de la Galerie d'art français. Mais Paul Guillaume fit volte-face et s’il couvrit sa dérobade par de très aimables raisons et des promesses pour le futur, il ne donna à ces dernières aucune suite (3).

La Galerie d'art français courait le même risque avec ses propres peintres, car la plupart avaient signé des contrats d’exclusivité avec des marchands : Léon-Marseille, mais aussi Barbazanges et la Licorne. Van Deene dépendait de la bonne volonté de ceux-ci. De plus chacun prenait sa marge ; enfin van Deene n’était pas vraiment maître de ses prix. Il essaya aussi d’agir en courtier et crut un moment pouvoir vendre une toile de van Gogh mais l’affaire ne se fit pas.

Finalement l’année 1922 se termina pour la Galerie d'art français, presque miraculeusement, avec un bonus de neuf cents florins mais une trésorerie exsangue. Entre temps, les dix mille florins en titres que van Deene n’avait pas voulu risquer dans le commerce de l’art espérant un redressement des cours de la bourse d’Amsterdam avaient fondu comme neige au soleil. La crise boursière avait empiré. Or van Deene, pour vivre, avait emprunté en donnant ses actions en gage à sa banque. Quand leur valeur baissa, la banque commença à les vendre. La chute des cours s’accentuant, son capital déjà amputé de la charge des intérêts, fut progressivement et inexorablement englouti. Au début de l’automne, il s’en ouvrit à Kickert et en reçut des reproches, assez inattendus venant de ce dernier. Car la ruine de Kickert, déjà presque consommée, avait exactement la même origine que celle de van Deene : l’emprunt avec garanties. Que ce fut l’hypothèque pour l’un et le prêt sur titres pour l’autre, voilà de simples variantes.

D’ailleurs dans son commerce, van Deene avait souffert des préventions que soulevait Conrad. Il écrivait à ce dernier dès le début de l’année (4) : "Les Messieurs Lau, Weyand et ten Holt sont arrivés un après-midi. Ont trouvé tout très mauvais et votre œuvre celle d’un dilettante" et, plus loin "il y a beaucoup de préjugés contre vous. C’est du moins ce que je remarque quand quelqu’un qui vous a connu autrefois entre ici. Les Français sont souvent admirés mais si je montre votre œuvre cela ne va plus. C’est un préjugé, car, auprès d’autres gens qui ne vous connaissent pas personnellement, je ne rencontre pas cette opposition".

De son côté Kickert avait eu le tort d’envoyer à van Deene des œuvres de grand format dont la vente était, de ce fait, très difficile. Mais peut-être tenait-il moins à vendre qu’à être présent avec des œuvres importantes. Les succès qu’il rencontrait en France ne pouvaient que l’aider à surmonter la réserve ou même l’hostilité de certains compatriotes. Dire que cela le laissait serein, certes non ; il aurait beaucoup aimé être prophète en son pays. Mais les compromis n’étaient pas dans sa nature.

Les nécessités de la vie s’accommodaient mal de cette intégrité. Kickert vivait au-dessus de ses moyens, non pas qu’il vécut sur un grand pied (5), mais du fait que les ventes de ses toiles n’avaient nullement pris le relais d’un capital évanoui et remplacé par de lourds agios. La bonne volonté de Barbazanges, qui avait retardé le constat de sa ruine, avait fini par se lasser. L’avertissement lui en fut donné par un mot aussi amical que ferme, en réponse à une nouvelle demande d’avances (6) :

    "Cher Ami,

    Ci-inclus mille francs. Mais... n’oubliez pas que votre compte chez nous est débiteur de huit mille six cent cinquante francs ! Que les affaires sont mauvaises... Que nous ne pouvons faire rentrer l’argent que nous doit (sic) les clients... Que par conséquent nous ne pouvons plus vous faire d’avances... C’est navrant mais c’est comme cela...


    Bien amicalement à vous.

Barbazanges et Hodebert"

En dehors des mille francs qu’apportait cette lettre, Kickert reçut, en provenance des Couleurs de la Haye (7), un chèque de commissions trimestrielles de cent quatre-vingt cinq francs. Et ce fut tout jusqu’au providentiel achat du comte Philipon, en septembre (8). Bien précaire était encore la situation de Conrad cet été-là tandis qu’il peignait "la Belle Fermière", dont l’oisiveté s’épanouit d’aise sous la pluie d’or d’une bienfaisante lumière.

(1) : Just Havelaar in de Telegraaf du 10 décembre 1922.
(2) : Lettre de van Deene à CK du 8 mai 1922 (archives Gard-Kickert).
(3) : Lettres de Paul Guillaume à CK et à van Deene du 15 mars 1922 (archives Gard-Kickert).
(4) : Lettre du 20 janvier 1922 (archives Gard-Kickert).
(5) : Certains lui faisaient ce reproche bien qu'il fut immérité. CK vivait simplement et sobrement. Il céda pourtant une fois à la tentation du luxe en s'offrant, pour papier à lettres, un vélin au filigrane de van Gelder, épais, de format 26 x 39 cm, gravé à en-tête de l'enclos de Talou. Pour un Bronner qui lui écrivit "ton papier est royal comme ton cœur", beaucoup d'autres virent là de la pose, de l'esbroufe. Cette faiblesse ne dura que le temps d'épuiser une centaine de feuilles et les missives de CK ne durent plus leur élégance qu'au parfait modelé de son écriture. Cette dernière était si remarquable que Frits Lugt, prononçant en 1965 l'éloge funèbre de son ami Conrad, l'évoqua en ces termes : "Tous ses amis savent comme son écriture était ronde et claire ; c'était toujours un plaisir de l'avoir sous les yeux" (archives Gard-Kickert).
(6) : Lettre du 10 juin 1922 (archives Gard-Kickert).
(7) : Par une lettre du 26 juillet 1922.
(8) : Philipon acheta non seulement "la Belle Fermière" mais aussi une nature morte ("Coin de mon atelier" 1922 (60 x 73 cm) Opus A.22-21), ce qui fit une rentrée de 3.500 F au total. Ces indications ont été notées par CK dans une "liste des œuvres ayant quitté mon atelier depuis 1919" (archives Gard-Kickert). D'autre part, courant 1922, mais à une date non déterminée, Barbazanges écrivit à CK (archives Gard-Kickert) qu'il avait vendu, une nature morte de fleurs pour 1.200 F (1.800 €) à l'un de ses clients. Cette toile figura sous le n° 36 à l'exposition CK chez Barbazanges au début de 1923, sous le titre : "Devant ma cheminée" 1922 (87 x 112 cm) Opus A.22-31, et avec la mention "Collection de M. de C. Paris" (probablement M. de Coster). Elle avait été exposée au salon d'Automne sous le même titre. Cette œuvre est réapparue en vente publique à Londres le 30 mars 1973 où elle a été adjugée 1.700 F (1.600 € en pouvoir d'achat de nos jours) d'après Gérald Schurr in "les Petits Maîtres de la peinture".

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX