XI - Synthèses  > Les "duchesses" et les séniors

Nous avons supra évoqué avec un peu de malice "les duchesses", désignant ainsi les femmes du monde qui se recrutaient l’une l’autre pour compléter dans l’atelier de Kickert l’éducation artistique qu’elles n’avaient pas manqué de recevoir étant jeunes filles, formation limitée en ce temps au dessin et à l’aquarelle et dispensée par des demoiselles corsetées. Elles profitaient, rue Boissonade, des leçons plus poussées d’un maître de la peinture. Sous son égide, elles se risquaient à travailler au couteau, une technique qui leur permettait de se croire d’emblée au dessus des barbouilleuses de leur génération. Elles ressentaient de plus un petit frisson à travailler à Montparnasse, un quartier dont le nom évoquait tant de libertés, d’audaces, de licence même, en bénéficiant néanmoins de toutes les garanties souhaitables : la présence d’amies ou de hautes relations parmi leurs condisciples, les manières aristocratiques du professeur et son application dans sa mission. Quelquefois le mari ou le fils de l’une d’entre elles venait la chercher pour la raccompagner chez elle, il en profitait pour jeter un coup d’œil sur sa dernière ébauche et avouait son étonnement devant le niveau déjà atteint. Sur leurs instances et celles de leur famille, Conrad était souvent prié à dîner ou même à faire un séjour dans leur maison de campagne (qui plusieurs fois se trouva être un château classé). Il est tentant de conclure de tout cela que ce genre d’élèves mondaines satisfaisaient un caprice sans avoir de dispositions ni vraiment de goût pour la peinture. Vraie dans certains cas, cette supposition fut souvent contredite par la qualité de leurs travaux.

En témoignent, les tableaux de Solange P. de Saint P. qui fut invitée à exposer au salon d'Automne. Chez elle et son mari, à Joigny et dans les environs, Conrad trouva maints sujets à traiter, ce qu’il ne manqua pas de faire.

Un autre exemple, celui de la marquise de B., issue d’une famille ducale italienne, il est vrai. Au bout de quelques années d’apprentissage, elle avait peint assez d’œuvres pour qu’un marchand de tableaux parisien s’y intéressât et l’exposition particulière (1) qu’il en fit, ne fut en rien ridicule ; frappante au contraire pour ceux qui ne pouvaient faire le lien avec les œuvres de Kickert dont la "manière" l’avait marquée. Elle demanda à Conrad de faire le portrait de son mari et cette effigie a pris place au château de B. dans la galerie des portraits. Bien que ce tableau lui eût été payé au titre de commande, Conrad fut, par la suite, plusieurs fois invité à séjourner sur place.

Kickert, pour le seul plaisir cette fois, fit le portrait d’un officier de cavalerie, le mari d’une autre élève (2). Conrad se plut à le représenter revêtu de sa veste rouge de spahi ; il eut plus de satisfaction encore à peindre ses traits dont l’expression traduisait un penchant pour la méditation, qui reléguait à leur place -secondaire – l’uniforme, les décorations, tout l’apparat d’un guerrier (3) .

Les élèves "seniors" comprenaient plusieurs médecins. Le Dr Bouguen, mais aussi le Dr Chérest qui montra à Conrad un attachement exceptionnel ; à l’homme dont il admirait le caractère, et au peintre dont il suivit les leçons avec zèle en y consacrant ses matinées du samedi. Il était particulièrement fier de posséder, entre autres tableaux, une nature morte de chasse (4) peinte devant lui par Kickert "dans la séance", en trois ou quatre heures, donc. Un exploit auquel le peintre n’attachait pas d’importance et se livrait rarement, bien qu’il en aurait été très souvent capable, si, comme certains, il avait préféré vendre sa signature plutôt que des œuvres mûries.

(1) : L’auteur se présentait sous le nom de B., sans prénom, ni titre, ni particule. Mais le galeriste n’avait pu résister au plaisir de révéler dans la notice d’introduction, qu’il s’agissait d’une femme ou plutôt, précisa-t-il "d’une dame et même d’une grande dame".
(2) : Cette dernière descendait directement du vicomte d’Anterroches qui entra dans l’Histoire de France pour avoir, au matin de la bataille de Fontenoy, décliné une proposition des Anglais en la retournant en leur faveur : "Tirez les premiers, Messieurs les Anglais". CK séjourna au château d’Anterroches durant l’été 1957, ce qui lui permit de retrouver les monts du Cantal, sous un autre versant. Il en tira une douzaine d’œuvres.
(3) : "Gérard Sépulchre de Condé" 1948 (81 x 65 cm) Opus C.48-30.
(4) : "Chasse" 1959 (65 x 81 cm) Opus 59-24 : faisan, canard et lièvre sur fond rouge et violet.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX