X - L'après-guerre  > Un monde renouvelé

Kickert eut à s’acclimater à cette nouvelle vie. Après cinq ans d’absence, même ce qui avait été familier apparaît différent. De plus, Paris avait changé. Si les lieux étaient intacts, les gens avaient vieilli, les situations évolué. Le milieu artistique se trouvait bouleversé : les absents presque oubliés, de nouvelles réputations étaient nées. Les galeries de peinture affichaient de nouveaux noms, la critique d’art aussi. Des liens surprenants unissaient les artistes et les amateurs, sans rapport avec le passé car l’argent avait changé de mains ; la culture, de sujets ; la notoriété, de références. Non seulement le système de valeurs ancien était aboli, mais rien ne l’avait remplacé, du moins rien qui put s’enraciner. Le seul critère de jugement reconnu se nommait : nouveauté. Comme la nouveauté, par définition, n’a qu’un temps, les changements devinrent continuels mettant au rebut ce qui venait de poindre au bénéfice de ce qui n’avait encore jamais été fait, jamais vu.

Il paraîtra remarquable dans les temps à venir, que Kickert n’ait pas mis en cause ce qu’il avait lentement appris et progressivement approfondi par le travail et la réflexion, qu’il soit resté modestement à l’école des génies des temps passés, qu’il ait sans cesse cherché non à les imiter, mais à retrouver et à maîtriser le mieux possible leurs principes et leur inspiration. Une vision superficielle de son cheminement personnel conduira à s’étonner que le moderniste et presque révolutionnaire fondateur du Moderne Kunstkring, se soit dévoué à une recherche aussi sage et à un respect si traditionnel. Ce serait ignorer que son combat des années 1911 à 1915 ne visait pas une tradition, mais s’opposait au déclin d’un enseignement séculaire étouffé par la conception académique de l’Ecole de La Haye, ou bien par les excès de l’Impressionnisme. Cette dernière école négligeait des éléments fondamentaux comme la construction et le dessin au profit d’une recherche exclusive de la lumière, un parti pris devenu un système, et finalement, pour d’innombrables suiveurs, un procédé. Afin de réveiller ses contemporains et ses collègues, héritiers oublieux du Siècle d’or de la peinture hollandaise, Kickert n’avait pas hésité à les scandaliser pour leur apprendre qu’en d’autres endroits, notamment en France, la génération nouvelle avait déjà compris "qu’il fallait agir en faveur de ses pères contre son père" (1).

Une telle fidélité à ses conceptions n’engendre guère des succès faciles. Effectivement Conrad, de nouveau dans le besoin fit appel à Dunac à qui il avait confié des tableaux à Bordeaux. Ce fut bien de Bordeaux qu’en hâte, le 25 novembre, Dunac lui répondit par une lettre désolée car il avait constaté combien les clients étaient rares et les galeries elles-mêmes dans le marasme. Il restait à reprendre les habitudes anciennes et à renouer avec ce qui subsistait du passé. Kickert commença par se mettre à jour de ses cotisations arriérées du salon d'Automne, en réglant une somme de cinq cents francs. Pour reprendre sa participation, il envoya "l’Abandonnée" (2) , œuvre exposée sous le numéro 296, Mais l’envoi d’un revenant n’intéressa pas la critique d’art qui n’en dit rien.

Les amitiés anciennes heureusement restaient vivaces et Serge de Belabre écrivit en octobre à Conrad : "Mon cher vieux, j’ai proposé à Pierre Maurs, propriétaire d’une des plus belles galeries de Paris, avenue Matignon, de venir vous voir pour choisir un nu en vue d’une prochaine exposition d’un groupe intéressant. C’est une galerie nouvelle de cette année et son propriétaire avec lequel je suis en très bons termes, fait de la vente de tableaux depuis longtemps. Demain matin je vais donc le chercher vers dix heures et demie pour vous l’amener dans l’espoir que vous serez intéressé par cette visite. A demain et, pour aujourd’hui, mes deux mains pleines de bonnes amitiés vont vers vous. Serge"

Kickert exposa donc avenue Matignon du 13 novembre au 15 décembre dans la première exposition de la galerie Pierre-Maurs, sur le thème du Nu, en compagnie de quatre-vingts peintres. Parmi ceux-ci de nouveaux venus côtoyaient des artistes aussi connus que Camoin, Maurice Denis, Derain, Dufy, Friesz, Goerg, Gromaire, Kisling, La Patellière, Marie Laurencin, Lhote, Matisse, Modigliani, Pascin, Renoir, Rouault, Segonzac, Valadon, van Dongen. Une compagnie très flatteuse mais, en un sens, dangereuse car les amateurs avaient trop de tentations pour aller dénicher un Conrad.

En ce mois de novembre, Kickert sortit de l’isolement auquel il s’était de lui-même condamné vis-à-vis des Pays-Bas. Il donna enfin des nouvelles à Vecht et aux Ouendag. Ils répondirent avec quelques reproches, mais en manifestant surtout leur joie de savoir Conrad et Anne en vie. Si les Ouendag avaient survécu l’hiver précédent "sans lumière, sans charbon, sans nourriture" aux perquisitions et aux réquisitions, Vecht, qui était juif, avait perdu sa fille, son gendre et son petit-fils de sept ans assassinés par les Nazis et il indiquait "je ne peux pas te raconter leur fin, à tous trois, tant c’est bestial" ; sa mère, sa sœur et son beau-frère étaient morts en déportation. Quant à sa femme, son fils et lui-même, ils avaient réussi à se cacher. Mais sa galerie avait été occupée, pillée et leurs meubles vendus. Tous ses tableaux, y compris ceux de Conrad, avaient été volés à l’exception de l’autoportrait, "ce qui nous fait le plus mal au cœur, c’est le portrait de Gée" (3). Pour finir, il demandait des nouvelles de quatre artistes parisiens, des coreligionnaires pour lesquels il craignait le pire : Mané Katz, Féder, Léon Zack et Marc Chagall. Pour ce dernier, Kickert n’eut pas à se renseigner, car il le savait réfugié aux Etats-Unis.

Le 24 décembre, Dunac, adressant ses vœux à Conrad, lui annonçait : "Après avoir bien réfléchi et surtout après avoir repris contact avec les affaires que je représentais avant guerre dans la Décoration, je vois qu’il est plus sage pour moi de revenir en Afrique du Nord. Je demande donc à être démobilisé dans cette région et je pense pouvoir y retourner courant janvier selon les moyens de transport qui seront en service". Il ne s’agissait ni d’une rupture, ni même d’un adieu, car Dunac ajoutait aussitôt : "Je vous serais donc obligé de bien vouloir me dire d’urgence ce que je dois faire des œuvres que vous m’aviez confiées pour Bordeaux. Dois-je les emporter en Algérie ? Dois-je vous les retourner ? Autant de questions auxquelles il me serait agréable de vous voir répondre dès que possible".

Au titre de l’année 1945, le catalogue raisonné a jusqu’ici enregistré trente-huit œuvres, contre cinquante pour 1944. La coupure du déménagement explique en partie ce recul, mais il faut y ajouter la relative solitude dans laquelle Kickert s’est retrouvé à son retour à Paris. Il lui fallait constituer un groupe d’élèves, retrouver des amis dispersés qui l’avaient compris et encouragé par leur chaleureuse sympathie avant 1940, et quelques collègues dont Gromaire, avec qui il aurait tenté de comprendre la mentalité de "la nouvelle vague" ou plutôt de s’expliquer pourquoi cette mentalité leur était incompréhensible.

(1) : L’expression n’est pas de CK. Elle a été utilisée par Ernest Psichari dans le Voyage du Centurion. Ce petit-fils de Renan, ami de Péguy, fut tué au front en 1914 comme ce dernier.
(2) : Il s’agissait en fait de "L'Ariadne" (cf. supra, année 1944, p. 432).
(3) : Ce portrait fut retrouvé parmi les œuvres confisquées par les Allemands et a été restitué plus tard à Vecht : "Esquisse d’un portrait de Gée" 1922 (81 x 65 cm) Opus 22-15.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX