X - L'après-guerre  > Ses élèves, Lanzmann, Rezvani, Dmitrienko et Jacus

Les dons de Kickert pour enseigner la technique de la peinture, mais aussi pour inculquer par l’exemple les disciplines intellectuelles et morales qui font d’un élève un artiste, attiraient chez lui peu à peu des élèves de tempéraments et de talents divers : des gens du monde dont le violon d’Ingres n’était pas la musique mais la peinture, des rapins sans le sou mais quelquefois habités par une vocation exigeante, etc. Un groupe de ces derniers s’était constitué que Conrad appelait "les Trois mousquetaires", d’autant plus justement qu’ils étaient quatre comme ceux d’Alexandre Dumas : Jacques Lanzmann, Serge Rezvani, Pierre Dmitrienko et Jean-Théobald Jacus. Lanzmann était le plus exubérant et épancha un jour son tempérament dans une lettre où il raconta à Kickert une histoire imaginaire, pleine de fantaisie et de drôlerie qui annonçait déjà les dons littéraires dont il fit par la suite l’usage que l’on sait. Rezvani en revanche se montrait timide, mais avide de recherche en peinture, comme il le fut ensuite en musique et en poésie. Dmitrienko montrait des dons étonnants, mais passa vite de la peinture figurative à l’abstraction avant de mourir prématurément. Jacus développa son talent qui lui permit de vivre en vendant ses œuvres à la fois modernes et respectueuses des préceptes techniques appris chez Conrad, qu’il avait assimilés et qu’il s’était en quelque sorte appropriés par la réflexion et les applications personnelles. On voit par là que Conrad, s’il se mettait en permanence à la disposition de ses élèves, les laissait libres de s’exprimer selon leur personnalité. Si certains d’entre eux se contentèrent de produire des "à la manière de" Conrad, c’est qu’ils ne voulurent pas faire autre chose.

Lanzmann, Rezvani et Dmitrienko ainsi qu’Arleton, furent invités à la mi-mars par une autre élève à la retrouver dans la belle maison que son mari possédait à Villefranche-sur-Mer. Kickert, invité lui aussi, ne put les rejoindre qu’à la fin du mois et dut repartir seul le 11 avril. Il avait eu quand même le temps d’exécuter plusieurs marines que les Mousquetaires lui expédièrent dès qu’elles furent suffisamment sèches pour voyager. Il en fit, en atelier, des répliques de grand format.

Avant ce déplacement, Conrad avait assisté au vernissage de deux expositions pour lesquelles il avait fourni des tableaux. A la galerie Art vivant (1), le 2 mars, les Amis de l’humanisme (2) présentaient leur première exposition de peinture sous le patronage des Cent Maîtres et sous le titre "Art et humanisme". Kickert avait offert au début de l’année de faire gracieusement le portrait de Jean Rivain, le président des Amis de l’humanisme, et il exposa ce portrait. Arleton, qui avait profité des séances de pose de Jean Rivain, rue Boissonade, pour faire aussi son portrait, en présentait une seconde effigie. L’exposition groupait en tout 71 artistes parmi lesquels des maîtres confirmés comme Chapelain-Midy, Michel Ciry, Bessie Davidson, Demeurisse, Kickert, Lotiron, le sculpteur Volti, voisinaient dans l’ordre alphabétique avec des débutants inconnus, respectant en cela la philosophie des "Amis de l’humanisme" (3). Jusque-là Art et humanisme n’avait organisé que des colloques dont le dernier avait été présidé par Kickert faisant suite ainsi à Auguste Perret, Georges Desvallières et quelques autres membres de l’académie des beaux-arts, néanmoins hommes de grand talent.

Le 15 mars, à la galerie Pierre-Maurs (4), où Belabre, on s’en souvient, l’avait introduit, Conrad (5) participa, avec un "Quiberon" (6) à l’exposition "Bords de mer et poissons" où se pressaient cette fois des contemporains illustres comme Picasso à côté de gloires de l’Impressionnisme : Guillaumin, Monet, Renoir. Ensuite Kickert n’eut plus l’occasion d’exposer ou bien n’en eut plus l’envie, jusqu’en octobre, où il fit une timide rentrée avec un portrait au salon d'Automne.

Pourtant il avait travaillé. S’il ne peignit dans l’année que onze marines, sept paysages et quatre natures mortes, il multiplia les figures à savoir quatre grandes compositions, onze portraits, sept nus. Les élèves figurèrent dans certaines compositions : Dmitrienko dans "le Metteur en scène" (7) et trois des "mousquetaires" dans "l'Hommage à la femme" (8) : un nu, debout les bras levés qui inspire un sculpteur (Jacus), un peintre (Rezvani), un écrivain (Lanzmann) ; le jeune Samuel Muller (9) célébrant sa beauté sur les cordes de sa guitare.

Ce genre d’œuvre n’intéresse guère la clientèle et Kickert, confiné à Paris tout l’été, se retrouva la bourse vide. Un moyen de liaison indispensable pour faciliter les contacts lui fut octroyé à la fin de juillet, plus d’un an après sa demande suivie de fréquentes relances : une ligne téléphonique ! Conrad jugeait important d’avoir un numéro d’appel facile à retenir par ses relations, surtout pour les étrangers. Il réussit à convaincre de cette nécessité quelque employé supérieur des P.T.T. et obtint : "Odéon 10.10". Cela servit-il à des amateurs pour communiquer avec lui ? Difficile à dire. Pourtant aujourd’hui les firmes commerciales se battent pour se voir attribuer ce genre de numéro qui d’une certaine façon valorise leur prestige. Ce vieil ours de Conrad, encombré de traditions, savait-il pressentir les besoins d’un monde nouveau ? Et les amis de sa fille nommaient souvent celle-ci : "Odéon 10.10". Simple comme du morse, musical, un surnom évident en somme.

D’Alger, Dunac avait repris contact le 5 octobre. Regrettant son activité passée, brûlant de la reprendre, il voulait que Kickert constituât parmi ses amis un groupe de peintres dont lui, Dunac, porterait les couleurs. Conrad n’y voyait certes pas d’inconvénients, mais la réalisation de ce rêve rencontra d’emblée en Algérie bien des obstacles qui la repoussèrent, au mieux, à l’année suivante.

(1) : Boulevard Raspail, n° 72, 75007 Paris.
(2) : Une émanation de la Maison de l’humanisme, rue de Pontoise, 75005 Paris.
(3) : Cette association ne survécut pas à la mort accidentelle et prématurée de Jean Rivain.
(4) : Avenue Matignon, n° 3, 75008 Paris.
(5) : Il ne figurait au catalogue que sous le prénom qui était son nom de peintre alors qu’aux Amis de l’humanisme il se présentait comme Conrad Kickert.
(6) : "Quiberon" 1938 (97 x 130 cm) Opus 38-01.
(7) : "Le Metteur en scène" 1946 (97 x 130 cm) Opus 46-12, tandis que Roger Belluc jouait le rôle de ce metteur en scène, Dmitrienko avait la tâche difficile de mimer la fureur d’Othello saisissant à la gorge une Desdémone (Arleton) qui se débattait.
(8) : "L'Hommage à la femme" 1946 (162 x 130 cm) Opus 46-14.
(9) : Fils du Dr Muller dont CK fit le portrait en 1948 ; il était en fait pianiste.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX