IX - Adopté par l'Auvergne  > Libération d'Aurillac

Au début de l’année, Kickert reçut de la galerie Drouant une lettre (datée du 29 décembre 1943), lui offrant une exposition particulière "de rentrée" d’une soixantaine de tableaux. Conrad s’était auparavant proposé de faire remettre à cette galerie, par l’intermédiaire d’Osterlind, trois ou quatre de ses œuvres. C’est ce projet antérieur qui aboutit au début de janvier. Guichardaz vint chercher dans l’atelier toujours désert de la rue Boissonade neuf œuvres sur papier, les maroufla sur isorel et livra les quatre plus importantes à la galerie Drouant (1). "Malheureusement, écrivit Armand Drouant à Kickert, elles sont arrivées à la fin de notre groupe d’ensemble et nous ne prévoyons pas en faire d’autre avant la fin de la saison. Je ne pourrai donc présenter ces toiles que...confidentiellement, ce qui diminue les chances de vente". Belabre s’inquiéta de cette situation : "Drouant ne vous ayant pas exposé dans son ensemble, comptez-vous laisser chez lui ce que vous avez déposé ?" (2) . On ignore ce que Kickert décida.

    Kickert mena son travail avec le même entrain que l’année précédente. Sa production, évaluée en nombre de tableaux, est identique. Cependant, elle comporte moins de paysages mais davantage de natures mortes. Probablement passa-t-il plus de temps dans son atelier d’Aurillac et ne séjourna-t-il que brièvement à Thiézac. La situation n’incitait guère aux déplacements. L’attente d’un débarquement anglo-américain tenait tout en suspens et, une fois accompli, il bouleversa la vie cantalienne.

Le contingent allemand qui occupait Aurillac depuis novembre 1942, réunissait des effectifs hétéroclites, formés, indépendamment des officiers, d’éléments originaires d’Azerbaïdjan que l’armée allemande avait récupérés parmi les partisans séparatistes opposés à la domination soviétique. Cette troupe reçut sans doute l’ordre de rejoindre des lieux où sa présence serait plus utile, se prépara à quitter Aurillac. Un détachement qu’elle envoya en éclaireur, tomba le 7 août au Pas-de-Compaing dans une embuscade des maquisards. Ces derniers y perdirent trois hommes (3). La colonne principale, remontant quelques jours après la vallée de la Cère, s’engagea dans le tunnel routier du Lioran, long de mille quatre cent quatorze mètres. Bien entendu, elle fut accueillie à la sortie par d’autres maquisards, mais bien trop faiblement armés (4) pour leur interdire le passage et qui perdirent encore deux hommes (5). La colonne allemande continua son trajet vers le nord-est après avoir rendu compte de l’incident à son état-major. Ce dernier envoya un avion qui lâcha plusieurs bombes sur deux villages de la vallée de l’Alagnon, Fraisse et Laveissière, à titre de représailles. Entre temps et dès le 11 août, plusieurs groupes de la Résistance (Forces françaises de l’intérieur, Francs-Tireurs et partisans et même quelques membres de l’Armée secrète) arrivèrent à Aurillac pour procéder à la libération de la ville. Ils effectuèrent une trentaine d’arrestations sur la base de renseignements ou de dénonciations et suspendirent de leurs fonctions les membres de l’administration en les assignant à résidence. Ils constituèrent une cour martiale qui condamna à mort trois personnes (dont le commandant de gendarmerie) qui furent fusillées sans attendre. Les exécutions durant ces deux ou trois jours égalèrent ainsi le bilan total de la Révolution française à Aurillac. Des dissensions s’étant fait jour sur place entre représentants de la Résistance, un appel au calme avait été lancé par une autorité qualifiée, et le désordre prit fin.

L’épuration prit une tournure plus juridique. Le malheureux Accarie avait été pris dans la tourmente. Il devait rendre des comptes comme tout membre de l’administration ayant exercé sous le régime de Vichy. Kickert eut alors l’occasion de secourir son ami. Il témoigna, en septembre, du concours apporté dans l’année par la préfecture du Cantal à une de ses élèves, une juive, inquiétée à ce titre ou qui craignait de l’être. Conrad avait alerté Accarie et cette jeune fille avait obtenu sans délai des papiers tout à fait officiels, la munissant d’une identité "de bon aloi" sous laquelle elle prit le large sans problème. Un témoignage de ce genre ne fut pas le seul sans doute, car la préfecture du Cantal avait couvert en permanence l’activité d’un chef de service, une femme héroïque, qui assura la liaison durant toute l’occupation avec des personnes ou des milieux menacés ; l’action de cette résistante discrète (et même secrète, car elle n’appartenait à aucun réseau) fut révélée cinquante-six ans plus tard (6). Accarie n’attendit pas si longtemps. Bien que blanchi de toute faute, sa carrière préfectorale était terminée et il en fit une autre en exerçant la profession d’avocat à Cavaillon, le plus souvent dans le cadre de l’aide judiciaire en faveur des nécessiteux.

D’autres amis de Conrad avaient vu aussi leur vie changer, fut-ce provisoirement. Belabre qui avait fait en mars une exposition particulière de quarante toiles à la galerie Parvillée, dont treize paysages faits à Thiézac pendant son séjour de l’année précédente, devint, après le débarquement, officier de liaison auprès de l’état-major américain. Dunac reprit contact en septembre avec Kickert pour lui annoncer l’envoi prochain d’environ cent mille francs provenant de la vente de quelques-uns des tableaux bloqués en Algérie. Il appartenait à la Section de liaison du ministère de la guerre et espérait être muté à ce titre à Bordeaux, sa région d’origine ; mais le virus du commerce d’art et celui de l’amitié, l’avaient atteint à un point tel qu’il se proposait déjà de faire dans cette ville une exposition consacrée à l’œuvre de Kickert.

Un bon encouragement si Conrad en avait eu besoin, mais, comme on l’a dit, l’activité de celui-ci n’avait pas connu de relâche. Si l’on tient compte du nombre et de leur taille des oeuvres, la surface peinte dépasse de plus d’un quart celle de 1943.

(1) : Sa lettre du 18 janvier 1944 dans laquelle inexplicablement, il n’accuse réception que de deux toiles (archives Gard-Kickert).
(2) : Lettre de Belabre à CK du 15 avril.
(3) : MM. Jean Fauthoux, André Rouchon, Fernand Schuster, membres des Forces françaises de l’intérieur (FFI).
(4) : Ce groupe n’avait pas, malheureusement, bénéficié de la répartition des armes parachutées à la Résistance le 14 juillet sur la lande d’Enchanet, à l’ouest du département, dans le canton de Pleaux.
(5) : Tombèrent ici MM. René Laroussinie et Marcel Savary.
(6) :Il s’agit de Jeanne Lavialle, chef du bureau des étrangers et des Israëlites entre 1940 et 1944. En mai 2000, l’Etat d’Israël, à la demande de l’association Yad Vashem, lui décerna le titre de "Juste parmi les nations" comme ayant risqué sa vie pour sauver des juifs.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX