VI - Talent reconnu  > Conrad vend ses terres

Les Couleurs de La Haye envoyaient bien de temps à autre un chèque de commission mais cela ne procura à Conrad que sept cent vingt et un francs en 1923 ; et la promesse de lui fournir gratuitement des couleurs pour ses besoins personnels se traduisit bien chichement dans les faits. Peut-être cette firme n’avait-elle pas supposé le peintre capable d’une aussi abondante production ?

Conrad était ainsi retombé dans les dettes pour assurer la vie courante. Pourtant il avait, dès le printemps, donné congé de son atelier de la rue du Départ pour économiser le loyer et vivait depuis à Talou. Ce sacrifice ne suffisait pas. Il avait écrit à Bronner le 30 juillet (1) : "Il faut que je fasse mon possible pour pouvoir continuer à travailler. Déjà je ne peux plus acheter de couleurs ni de toiles. Et parce que les pauvres gens n’ont pas le droit d’avoir de belles choses, je me sépare de ce qui me reste. Je suis en train de vendre Gheluwsteen. J’ai essayé vainement de vendre Geerteheem. Je vends l’Enclos de Talou. C’est dur et très nécessaire".

Les deux propriétés des Pays-Bas n’avaient pas du tout la même valeur. Le terrain minuscule de Gheluwsteen dont les visiteurs de Barbazanges avaient pu contempler d’un seul coup d’œil l’environnement dans cinq toiles panoramiques, valait quelques centaines de florins. Celle de Geerteheem, quelques milliers, avec sa grange-atelier et quelques jolis meubles. La vente de Gheluwsteen se concrétisa en effet. Dès le 6 ou 7 août, Conrad l’annonçait à Bronner (2) : "Avant-hier j’ai vendu Gheluwsteen… 550 florins avant le 15 août. C’est moins que la moitié de mes dettes, mais cela me permet de garder la tête au-dessus de l’eau". Providentielle cette somme ! car Gée et Conrad avaient reçu antérieurement une invitation dans les formes de M. et Mme Hodebert (3) les pressant de venir passer un mois dans leur manoir breton à compter du 12 août (4) . Or ils n’avaient pas jusque-là de quoi prendre le train. Aveu humiliant, impossible à faire à son principal marchand de tableaux ! Ce séjour fut le bienvenu, mais un court répit .

Durant l’automne Claude Roger-Marx (5), Zingg (6) et peut-être Vallotton (7), s’intéressèrent à l’achat de Talou pour finalement y renoncer. Bronner aussi s’était déclaré candidat. Aidé d'un jeune collègue, van Hall, il avait réuni une partie de la somme ; il comptait, en hypothéquant le bien acheté, se faire prêter un complément. Mais il n’arrivait encore qu’à un montant inférieur aux trente mille francs que demandait son ami (8). Pour réduire ce prix, Kickert et lui songèrent à divers compromis qui auraient laissé à Conrad un pied dans la maison, mais reconnurent que la cohabitation était pour chacun d’eux peu souhaitable. Bronner s’en expliqua avec une grande franchise (9), se souvenant d’une brouille qui avait suivi son séjour à Talou en 1922 (10). Étant donné cet état d’esprit, les négociations qui traînèrent jusqu’à la fin novembre, ne purent aboutir. Elles rebondirent cependant. Van Hall, prenant l’affaire à son compte, obtint l’accord de Kickert et la concrétisa en lui adressant le 26 décembre un acompte de mille florins (11). L’acte de vente entre Kickert et van Hall ne fut passé qu’un an plus tard ; le prix véritable reste inconnu (12). Il s’avéra par la suite que van Hall agissait avec l’accord, sinon en prête-nom de Bronner, car c’est surtout ce dernier qui habita Talou (13).

Les problèmes financiers cependant n’étaient pas tous résolus car une lourde menace pesait sur l’appartement du Prinsengracht, siège de la Galerie d'art français. En raison d’une baisse d’un tiers sur les prix immobiliers, la garantie qu’offrait l’appartement devenait insuffisante aux yeux des créanciers hypothécaires. Ils refusaient donc de renouveler leur concours à l’échéance, au niveau de douze mille florins. Le montant maximum de prêt que pouvait espérer Kickert se réduisait de douze à huit mille florins. Il fallait donc qu’il remboursât cette différence, faute de quoi l’immeuble serait vendu aux enchères. Solution désastreuse : les frais sont lourds et, dans les ventes judiciaires, le vendeur, ou plutôt celui dont on vend les biens, ne peut pas exiger un prix minimum. Or dans l’hypothèse où la vente n’éteindrait pas la dette de douze mille florins, un engrenage propre à broyer Kickert se déclencherait. Il serait déclaré en faillite personnelle, tous ses biens, même ceux situés en France, seraient saisis et vendus. La ruine n’était pas la seule sanction. A l’époque le déshonneur s’y ajoutait. Keuls, appelé au secours, ne put rien faire de mieux que d’obtenir des délais jusqu’à l’année suivante pour une vente dont les affiches avaient été placardées sur l’immeuble au début de décembre (14). Ce succès relatif n’était pas dû au lien de parenté entre Keuls et le notaire Gefkens. Ce notaire, qui n’avait pas non plus vu arriver la crise immobilière, avait prêté à Kickert, les années précédentes, le montant des intérêts hypothécaires échus, en prenant des sûretés sur Geerteheem. Il ne tenait pas du tout à voir son gage déprécié par une vente précipitée, consécutive à une faillite. C’est de l’excès de ses dettes que Conrad tira un répit d’un mois ou deux.

(1) : Archives Bronner, RKD, La Haye.
(2) : Id.
(3) : Lettre du 3 août 1923 (archives Gard-Kickert).
(4) : "Plage de Trebeurden" 1923 (81 x 116 cm) Opus 23-07
(5) : Lettre de CK à Bronner du 6 ou du 7 août (archives Bronner, RKD, La Haye).
(6) : Lettre de CK à Bronner du 19 octobre 1923 (archives Bronner, RKD, La Haye).
(7) : Lettre de Bronner à CK du 30 octobre 1923 (archives Gard-Kickert).
(8) : Kickert vendait l'enclos meublé, mais avec cette restriction : "Je garde le nécessaire et ce qui me tient le plus à cœur" (lettre de CK à Bronner du 30 juillet 1923). C'est dans une lettre à Bronner du 6 ou du 7 août que CK mentionne le prix de 30.000 F (à peu près 30.000 €) pour l'enclos dans sa totalité. (Pour les deux lettres : archives Bronner, RKD, La Haye).
(9) : Dans la lettre à CK du 30 octobre 1923, Bronner écrit : "Habiter ensemble dans la maison, la cour et le hameau ? Je ne voudrais pas gâcher le souvenir des jours délicieux que nous y avons passés quand nous étions vos invités. Mais les circonstances étaient différentes et surtout c'étaient des jours. Nous devrions avoir, disons la souplesse de notre amie Lous (Beyerman) pour en faire des mois. Mais, nous, nous aurions la probabilité de nous heurter de nouveau dès le deuxième jour, ce qui gâcherait nos vacances et les vôtres". Entre temps, Bronner et sa famille avaient habité à Talou pendant le séjour de CK en Bretagne, en septembre (archives Gard-Kickert).
(10) : Une lettre de Jo Niehaus à Conrad et Gée du 17 janvier 1923 (archives Gard-Kickert) évoque aussi cette brouille.
(11) : Lettre de van Hall (archives Gard-Kickert).
(12) : L'acte fut effectivement passé le 26 décembre 1924 chez Me H. Leguay, notaire à Chevreuse. Il portait le prix de 20.000 F mais il spécifiait qu'ils avaient été versés "hors la vue du notaire" ce qui doit cacher une dissimulation partielle du prix véritable.
(13) : C'est à Bronner du reste que van Hall revendit Talou le 28 juillet 1928 pour la même somme déclarée de 20.000 F.
(14) : Lettre de van Deene à CK du 5 décembre 1923 (archives Gard-Kickert).

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX