VI - Talent reconnu  > Chez Charles Marck

Quelques mois après cet article, en juillet 1932, la revue "l’Art et les artistes" annonça une exposition groupée à la galerie Marck : "Les Trois ateliers dirigés par trois beaux peintres, Conrad Kickert, Osterlind et Oberkampf de Dabrun qui ont donné-là une nouvelle preuve de leur vitalité". Si cette évocation d’une tentative infructueuse de collaboration ne lui redonna pas vie, elle lui permit au moins d’être enterrée sous les fleurs. Nous parlons de l’école de peinture, non de ses fondateurs qui continuaient leur chemin. La même revue dans son numéro du mois de décembre le confirma à propos d’une exposition particulière de Kickert du 7 au 23 novembre, à la même galerie Marck, exposition sobrement intitulée "Conrad 1932". On y lit "Conrad Kickert cultive une richesse et une santé qui font envie".

Cette exposition inspira d’autres éloges. Fierens (1) loua le "puissant technicien, savoureux interprète de la nature morte – ou vivante – en parfaite communion de sentiment avec les vieux maîtres de sa race". Le Daily Mail (2) souligna son talent reconnu de paysagiste et jugea ses vues du Lot "remarquables par leurs riches couleurs". Et l’Action française (3) nota "deux graves portraits et une belle nature morte", mais s’étendit aussi sur "les paysages solides, un peu lourds, mais puissants et savoureux, comme ceux que l’on voit ordinairement sous sa signature". Malheureusement, le public que cet éloge aurait incité à se rendre à la galerie Marck, rue Bonaparte, eut été bien en peine de la trouver "sur la rive droite" comme l’indiquait le journal, à moins de faire couler la Seine vers sa source. Sur un relevé assez désordonné fourni à Kickert par la galerie Marck (4), sans précisions sur la durée couverte par ledit compte, on trouve : dix-huit ventes, dont onze peintures à l’huile et sept aquarelles. Le prix moyen des aquarelles correspond à cent cinquante euros environ, celui des peintures à l’huile à trois cents euros. Sur le total vendu, près de quatre mille deux cent soixante-quinze euros, Charles Marck préleva une commission de dix pour cent, sauf en deux cas particuliers (des clients directement amenés par lui ?) où elle atteignit trente pour cent. Parmi les acheteurs, on trouve un élève de l’académie des Trois ateliers et une américaine anonyme qui acquirent chacun une aquarelle, et un cousin de Conrad qui acheta deux huiles.

Pour les envois aux grands salons, Conrad se limita aux Tuileries et à l’Automne. Le salon des Tuileries devait son nom au lieu de sa première exposition. Kickert n’avait commencé à y participer qu’à la deuxième, au Palais de bois du boulevard Lannes. Par la suite, ce salon avait été abrité rue Paul-Cézanne, mais, contraint d’en déménager, venait de s’installer au 270 boulevard Raspail dans un bel immeuble nommé Néo-Parnasse. S’y retrouvaient des célébrités, transfuges de la Société nationale des beaux-arts, comme Albert Besnard et Maurice Denis et des peintres plus jeunes, qu’on pouvait rattacher aux Indépendants, autour d’Othon Friesz. Kickert figurait dans ce second groupe comme Valdo Barbey ou Gérard Cochet. Des quatre œuvres que Conrad exposa, il faut signaler "Un peintre" (5), que la critique distingua.

Le peintre représenté n’est pas Kickert mais Gil Roy qui posa encore une fois pour son maître, sans grand effort il est vrai, puisqu’on le voit assis, de dos, devant son chevalet. Son travail est à peine commencé, sa toile juste barbouillée d’un fond brun, l’angle de sa palette déborde à gauche, chargée de couleurs et d’un peu de blanc. Ce que représente ce dos et cette nuque, c’est le peintre saisi par un problème auquel il consacre toute sa réflexion. Les trois-quarts du tableau montrant la vareuse couleur brique, la nuque brune, le fond ocré de la toile, les murs beiges et un canapé de cuir, offrent, selon le mot de Vauxcelles (6) de "puissantes harmonies fauves", dont "la tonalité sourde fait merveille" d’après Candide (7). Le reste, c’est-à-dire le quart inférieur gauche de la toile, présente le sujet que le peintre va devoir rendre : un corps de femme. Nul ne sait comment il s’en tirera, mais pour Kickert, Thiébault-Sisson (8) juge en tout cas qu’il "continue de s’imposer dans son morceau de nu". Cette désignation est reprise dans l’Art et les artistes (9) où un fragment du compte-rendu commence comme suit : "Le Nu – Plaçons ici tout de suite les envois de Conrad Kickert, dont l’un, "Un Peintre", contient un morceau de nu d’un modelé, d’une fermeté, d’un réalisme puissant". Il s’agissait encore de Diane dont le visage et les épaules étaient cachés par la palette du peintre et dont le corps, étendu sur le dos, était coupé en haut des cuisses par l’angle de la toile. Ce morceau de nu, donc, recueillait sur sa carnation ambrée toute la lumière de l’atelier. Kickert voulut-il (Délibérément ? Non ! Inconsciemment ? Peut-être.) donner à cet effet inattendu un sens symbolique ? Quoi qu’il en soit, ce sens existe et vaut d’être déchiffré. Garder dans une ambiance neutre le peintre qui conçoit, crée, au moins recrée, exerce les facultés nobles de l’esprit, celles qu’on associe justement à la lumière, et réserver cette lumière à un corps sans tête qui se contente de montrer dans sa nudité qu’à l’évidence il existe, malgré son immobilité, que la vie y palpite, voici un parti pris original. Au point même d’apparaître paradoxal puisque la bénéficiaire de cette promotion est un modèle, appartient à cette espèce décriée dont Degas disait "qu’elle ne compte pas". Mais on admettra volontiers que Kickert nous montre autre chose qu’un modèle. Il a qualifié son tableau de "composition audacieuse" (10), en quoi il ne visait pas le sujet, mais la technique : "tout travail au couteau est supprimé, excepté dans la palette multicolore au centre". Conrad dans ces années-là multipliait les recherches et essais, car le nu de la même Diane, présenté aux Tuileries de 1930, avait été peint avec les doigts (11). Parmi les autres toiles envoyées, un paysage et deux natures mortes ; ces dernières retinrent l’attention et furent élogieusement signalées par Kahn et Brécy (12).

A la fin de septembre, Kickert exposa au salon d'Automne une nature morte de gibier "observée attentivement et peinte avec soin" comme le nota le critique de l’Ame gauloise, avec un imperturbable sérieux (13).

(1) : In le Journal des débats du 27 novembre 1932.
(2) : Du 12 novembre 1932.
(3) : Du 15 novembre 1932.
(4) : Archives Gard-Kickert.
(5) : "Peintre et son modèle" 1930 (73 x 92 cm) Opus A.30- 15, musée de La Haye.
(6) : In l'Excelsior du 31 mai 1932.
(7) : Du 10 juin 1932, article signé du Colombier.
(8) : In le Temps du 12 juin 1932.
(9) : Dans le numéro de juillet 1932.
(10) : Commentaire de la photographie n° XXIII dans le projet de l’album de CK.
(11) : "Diane sur table" 1930 (73 x 92 cm) Opus A.30-16. L’information sur la technique employée figure dans son commentaire n° XXII d’une photographie du tableau destinée à figurer dans le projet d’album évoqué ci-dessus.
(12) : Le premier in le Quotidien du 28 mai 1932, le second in l’Action française du même jour.
(13) : Dans le numéro du 25 septembre 1932.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX