VI - Talent reconnu  > New-York et Pittsburg

Dans les tout premiers jours de l’année, Kickert fit envoyer en Amérique par le fidèle Robinot (ou plutôt par Robinot auquel il était resté fidèle), vingt-trois œuvres destinées à une exposition particulière à New York Pour une fois, cette opportunité ne lui avait pas été fournie par ses amies de Rockford. Il fut accroché à l’Art center, dans la 56ème rue, du 20 février au 4 mars, sous les auspices de la Harmon foundation et de la National Alliance of art and industry, deux instituts favorisant la promotion de l’artisanat d’art et soutenant également des artistes jeunes et méritant d’être connus. Les subsides venaient de riches familles, dont, bien entendu, les Harmon. La liste des bienfaiteurs ne comporte aucun nom, ni ce dernier, ni un autre permettant d’identifier un partisan de Kickert. La fondation avait obtenu le parrainage du consul général de France et de celui des Pays-Bas. L’invitation, qui pouvait aussi servir de catalogue, était ornée d’une reproduction du puissant autoportrait (1)  qui avait divisé la critique aux Indépendants de 1923. Elle comprenait une notice biographique élogieuse et les titres des vingt-quatre œuvres présentées. L’une d’elles, une aquarelle de Trébeurden, prêtée par un amateur américain, le Dr Samuel Mac Cune Lindsay, avait été ajoutée à l’envoi en provenance de France.

Le patronage désintéressé et presque philanthropique de cette manifestation, qui aurait peut-être vexé Kickert en France, ne semble pas l’avoir choqué, à supposer qu’il ait perçu ce caractère à l’origine. Le New York Times donna un compte-rendu sympathique et signala la participation antérieure de Kickert à l’exposition internationale du Carnegie institute.

Il ressort du "carnet noir" que deux toiles ont été vendues, deux paysages de la côte d’Azur, précisément de Saint-Tropez et d’Eze, ce dernier de grand format (2) . Conrad avait choisi des toiles récentes, au moins neuf de 1932, quatre de 1931, sept de 1929 et 1930, les autres, non datées, de la même époque à coup sûr. Les genres représentés favorisaient les paysages et les marines (quinze en tout) de préférence aux natures mortes (cinq toiles), et n’accordaient de place qu’à deux portraits et à un seul nu qui d’ailleurs ne montrait que son buste.

En considérant la qualité des œuvres présentées, le succès de l’exposition parait très moyen. Un ami néerlandais de Kickert, fixé à New York depuis de longues années, avait été averti par lui de l’ouverture de cette exposition. Bien qu’il eût perdu de vue Kickert depuis longtemps, il manifesta son intérêt et lui promit son soutien (3), sans lui cacher que dans cet endroit et avec ces sponsors, un succès commercial était exclu. Il faut ajouter à ces handicaps, celui de la situation économique. Roosevelt avait été élu président des Etats-Unis, mais n’entra à la Maison-Blanche qu’au printemps. Certes son New Deal favorisa une relance économique, mais ce programme commença dès le 12 avril par le spectaculaire abandon de la parité-or du dollar, c’est-à-dire sa dévaluation qui entraînait une baisse sensible des prix américains une fois convertis en francs, amenuisant pour Kickert le produit de ses ventes aux Etats-Unis.

Il envoya à Pittsburgh à la fin d’octobre, deux toiles, une marine de Saint-Jean-Cap-Ferrat et une nature morte de poissons qui furent présentées à la manifestation internationale annuelle du Carnegie institute entre le 19 octobre et le 10 décembre, sans réussir à les vendre.

Au même moment, le musée de Belfort ouvrit au public sa nouvelle salle de peinture contemporaine qui regroupait autour de Kickert quelques-uns de ses amis, Bersier et Osterlind notamment. Un don des parents de Jean-Eugène Bersier "Nature morte aux poissons" (4) voisinait sur le panneau Kickert avec les dons de Conrad : "la Dormeuse" (5), "la Plaine de Pérouse près de Belfort" (6), les "Anémones" (7), acquisition du musée, et un important paysage de l’île d’Yeu (8), ces deux œuvres, de mêmes dimensions, se faisaient pendant. Il s’y trouvait également deux dessins de l’étang des Forges, mais un troisième n’y figurait pas, car cette "Vue du château de Belfort" ornait le bureau du maire. Pour être complet, citons les esquisses des décorations du théâtre qui pouvaient être montrées sans qu’elles eussent une place permanente sur le panneau. "la Dormeuse" fut particulièrement admirée. Ce nu où Conrad avait traduit douze ans plus tôt la nonchalance élégante de Gée, impressionna la critique. Sur Conrad, toujours veuf et inconsolé, son charme exerça encore son effet des dizaines d’années après. Delarbre, encore conservateur du musée, évoqua, après la mort du peintre, dans une lettre à la fille de celui-ci, la visite que Kickert lui avait faite en 1948, avec un ami désireux de voir son grand panneau. Delarbre remarqua l’émotion du peintre devant "la Dormeuse", Conrad répondit simplement : "Mais mon vieux, c’est ma femme" (9).

(1) : "Mon portrait" 1922 (100 x 81 cm) Opus 22-03 (cf. supra, année 1923, p. 157).
(2) : "La Villa Romana" 1931 (81 x 100 cm) Opus A.31-14, coll. particulière aux USA.
(3) : Réponse d’Albert Duveen à CK (janvier-février 1933).
(4) : "Le Mulet" 1928 (46 x 55 cm) Opus A.28-21.
(5) : "La Dormeuse" datée 1918/1921 (115 x 155 cm) Opus A.18-12, musée de Belfort.
(6) : "La Plaine de Pérouse" 1931 (46 x 55 cm) Opus A.31-15, musée de Belfort.
(7) : "Fleurs (anémones)" 1930 (81 x 65 cm) Opus A.30-17, musée de Belfort.
(8) : "Le Rocher" 1933 (81 x 65 cm) Opus A.33-17, musée de Belfort.
(9) : Lettre de Delarbre du 5 mai 1966 (archives Gard-Kickert).

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