V - Epanouissement à Chevreuse  > Les leçons de danse de Mondrian

Le mobilier de Kickert était resté en garde-meubles à Paris pendant toute la guerre ce qui facilitait un emménagement rapide. Quelques jours furent néanmoins nécessaires, durant lesquels Conrad et Gée auraient habité... chez Mondrian. Bien que surprenant, le fait s’appuie sur un document, une lettre de Mondrian à W. Wentholt du 8 octobre 1919 : "tu ne devineras jamais à qui j’ai loué maintenant ma petite chambre à coucher : à Conrad Kickert, il est ici et ne peut pas trouver d’atelier ; et j’ai accepté de renouer la vieille amitié qu’il affirme avoir eue constamment pour moi. C’est donc un petit profit qui me permettra de payer mes leçons de danse. J’aimerais te raconter encore beaucoup de choses mais je n’ai plus la place. Au revoir. Bien cordialement de Piet." (1).

La cohabitation, si elle eut lieu, ne laissa aucun souvenir à Conrad, et Mondrian ne semble pas l’avoir jamais rappelée non plus. Mondrian devait lui-même d'ailleurs quitter son atelier pour s’installer rue de Coulmiers (2) trois semaines plus tard. Cette correspondance est pourtant révélatrice sur quelques points : Kickert ne voyait pas d’obstacle à renouer avec Mondrian des relations qui s’étaient altérées, depuis que Piet avait quitté le Moderne Kunstkring sur la pointe des pieds, au moment où des divergences y avaient opposé Kickert à Sluyters et à Schelfhout ; de son côté, Mondrian paraît étonné que Conrad n’ait envers lui ni froideur ni rancune et cette découverte le fait jubiler, non parce qu’elle ouvre la porte à des retrouvailles avec un ami, mais parce qu’elle entrouvre celle d’une salle de bal.

Comme il fallait songer aux moyens de vivre à Paris, Kickert pensa ouvrir une académie avec Gromaire qui n’en avait pas rejeté l’idée : "Entendu pour l’académie, nous ferons de notre mieux. Le local ne sera peut-être pas facile à trouver ! Pour ce qui est des élèves il me semble qu’une publicité utile pourra être faite dans les diverses revues d’art. Nous en reparlerons" (3). Le projet n’eut pas de suite. Gromaire fut absorbé par son envoi au salon d'Automne et par les douces obligations de ses fiançailles, Kickert le fut de son côté par les soins de son installation. L’atelier de la rue du Départ retrouva les vieux meubles hollandais dont une petite partie provenait des achats faits avant-guerre à Mondrian (4), et le principal, du fonds familial de Kickert.

Conrad se mit vite au travail et entreprit quelques natures mortes, datables de Paris ve deparce que l’on y retrous objets qui ne figuraient pas dans les œuvres exécutées aux Pays-Bas. Certaines de ces toiles montrent une virtuosité technique qui, quelquefois, l’emporte sur le caractère. Pourtant l’une d’elles la "Nature morte en brun" (5) , témoigne d’un changement d’atmosphère et de manière, semble se rallier au goût français : des tons plus clairs, une recherche accentuée dans les plis des étoffes qui se chiffonnent avec élégance, peu ou pas de glacis, une matière très mince, un rythme plus libre.

A l’inverse de Gromaire, Conrad n’exposa pas cette année-là au salon d'Automne. Il y alla bien sûr, comme il se précipita dans les musées. Sa rupture en 1913 d’avec le Cubisme – en fait, avec tous les "ismes" – avait creusé un fossé qui mentalement le séparait de beaucoup d’anciens collègues et allait en s’élargissant. La mesure en est donnée par une lettre de Mondrian à van Doesburg du 4 décembre 1919 (6) dans laquelle, après avoir longuement parlé du néo-plasticisme, il écrit : "je suis allé voir le fameux "Atelier" (7) de Courbet (Kickert y va presque tous les jours ! Il trouve cela extraordinaire ! ! !) Bien sûr c’est bon, mais juste aussi bon que Rembrandt est bon. De toute façon il n’y a vraiment rien ici".

Dès leur arrivée Kickert et Gée commencèrent à recevoir ; c’était pour eux un besoin aussi nécessaire que boire et manger. Leur "jour" était le vendredi. Tout de suite vinrent les fidèles amis d’avant-guerre, le bon Makowski et Alix puis Segonzac, Luc-Albert Moreau, Albert Huyot ; Marcel Gromaire et Pierre Dubreuil, bien sûr, même si ces deux-ci préféraient rencontrer Conrad dans des moments plus tranquilles. D’amis en relations, les visiteurs se firent vite nombreux et les soirées de plus en plus recherchées. Des Hollandais de passage à Paris s’empressaient d’y venir, pour y prendre l’air de Montparnasse dans des compagnies choisies et brillantes. Christian de Moor évoque ces réceptions dans ses souvenirs et qualifie l’atelier de Conrad, de centre culturel (8).

Ce succès entraînait malheureusement Kickert dans un tourbillon nuisible au travail. C’est pourquoi, indépendamment de son atelier parisien, il souhaita disposer d’une installation aux environs de la capitale pour y séjourner la moitié de l’année et y travailler dans le calme. Il ne songeait tout de même pas à y vivre en ermite, mais comptait sur la distance pour décourager les importuns, tout en gardant la possibilité d’y accueillir les amis et collègues les plus chers.

(1) : Texte aimablement communiqué en février 1989 par la Mondriaanhuis (Amersfoort, Pays-Bas) à Mme Anne Gard-Kickert.
(2) : A Paris XIVème arrondissement, près de la porte d'Orléans.
(3) : Lettre de Marcel Gromaire à CK du 8 septembre 1919 in archives Gard-Kickert.
(4) : Dans une lettre citée par Carel Blotkamp in "Piet Mondrian in detail" (édition Veen-Reflex, Utrecht, Pays-Bas) Mondrian écrivait en novembre 1919 à van Doesburg sur un mode persifleur au sujet de toutes ces vieilleries qu'avait entassées dans son atelier CK, l'homme du Moderne KunstKring.
(5) : "Nature morte en brun" 1919 (81 x 100 cm) Opus 19-02.
(6) : Citée par Herbert Henkels, in catalogue de l'exposition Mondrian de Tokyo, "De la Figuration à l'Abstraction", p. 203 de l'édition anglaise.
(7) : "L'Atelier" avait été acquis cette même année par la galerie Barbazanges. Le Louvre ouvrit une souscription publique pour compléter le prix qu'elle en demanda. Le tableau fut exposé dans ce but. Il entra au Louvre le 13 février 1920 (Hélène Toussaint, in catalogue de l'exposition Courbet, Paris 1977 page 243).
(8) : "De Eeuw is mooi beginnen maar niet uitgegroeid" Herinneringen van Christiaan de Moor ("Le siècle a bien commencé mais ne s'est pas épanoui" souvenirs de Christian de Moor), Amsterdam University Press, Amsterdam 1994.

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