V - Epanouissement à Chevreuse  > Chamaillerie entre Conrad Kickert et André Lhote

C’est au même moment qu’André Lhote découvrit l’article de Kickert publié dans l’Amsterdammer du 17 décembre 1921. On se souvient (1) que Kickert avait écrit de Lhote qu’il était le contraire d’un peintre-né et le prototype du pion. Condamnation radicale mais qui portait sur un artiste et son œuvre en tant que tels, restant ainsi, malgré sa sévérité, dans le domaine de la critique d’art. La réponse de Lhote (2) accusa Kickert de posséder une collection de tableaux renouvelable et ambulante et d’écrire ses articles dans le but de la valoriser, et – impolitesse ou provocation délibérée – il orthographiait le prénom Conrad avec un "K".

Conrad usa du droit de réponse et fit publier dans la même revue une lettre où il disait notamment : "Je ne possède plus ma collection depuis deux ans parce que j’en ai fait don au Musée municipal de La Haye. "Ambulante", elle le fut en 1915 quand je l’ai fait venir de Paris avec quantité d’autres tableaux modernes – à mes frais, à mes risques et périls, en pleine guerre sous-marine, pour organiser plusieurs expositions d’art français en Hollande – combattant ainsi la propagande artistique (?) allemande. Renouvelable ? Je n’ai jamais vendu un seul tableau de ma collection (3)". Et il dénonçait cette mesquinerie de Lhote "de fausser un prénom [en l’orthographiant à l’allemande] pour discréditer celui qui le porte".

Lhote répondit à la réponse par des insinuations sur la sincérité de Conrad lorsqu’il parlait de donation au musée de La Haye, laissant entendre qu’il pourrait bien faire un beau profit en reprenant ses toiles, ainsi valorisées, pour les vendre. "Je vis de ma peinture, expliquait-il plus loin, comme vous essayez désespérément de le faire" et pour finir "Enfin, vous semblez tenir, cher Monsieur Conrad Kickert, immodérément à l’orthographe de votre prénom. Rien de plus légitime. Renonçant donc à ce "K" que vous jugez trop décoratif, je ne demande pas mieux que de faire précéder la première syllabe de votre prénom du "C" qui vous tient tant à cœur, heureux de vous restituer ainsi votre véritable identité". Le trait était bien parisien, spirituel, mais injurieux. Lhote se tenait toujours en dehors du sujet, du seul reproche fait par Kickert à l’origine : celui de ne pas être attaché viscéralement à sa propre manière de peindre. Lhote rabaissait le débat au niveau des attaques personnelles et des insinuations calomnieuses. Kickert se préparait déjà à lui envoyer ses témoins, mais ses amis lui firent remarquer que la disproportion dans les capacités physiques et dans l’entraînement aux armes assimilerait cette rencontre à une exécution. Là-dessus, Kickert se contenta de faire dire à Lhote de ne jamais se trouver dans le même lieu que lui et même de changer de trottoir s’il l’apercevait dans la rue. Lhote obtempéra, mais, quelques années plus tard, tenta de se glisser dans un groupe de personnes où figurait Kickert. La vigilance de celui-ci ne fut pas prise en défaut et un impérieux "circulez" renvoya Lhote à son bannissement. Kickert affirmait qu’il n’eut plus dès lors l’occasion de rencontrer Lhote que de loin.

S’il avait utilisé le terme de pion pour caractériser Lhote en tant que peintre, Kickert, ne s’en prenait pas à l’enseignant, au fait d’avoir des élèves, de leur donner des principes, des méthodes, des tours de main. Comment l’aurait-il pu alors que lui-même était un enseignant-né ? C’est un penchant que Conrad manifesta toute sa vie et sous toutes les formes, orales ou écrites. En mai, cela s’était concrétisé en un article que publia l’Amour de l’art, revue dirigée par Louis Vauxcelles, article titré "la Technique de la peinture à l’huile", très savant mais écrit de façon à être compris de tous. Il traitait du support (toile ou panneau), de la sous-peinture (dont il montre l’importance, trop souvent négligée, voire ignorée), de la couche définitive (avec l’emploi comparé de la brosse et du couteau), des glacis, et enfin des couleurs, développement qui abonde en conseils précis.

L’article fut signalé dans plusieurs journaux. François Fosca écrivit à l’éditeur une lettre, publiée dans la même revue en juillet, dans laquelle il vantait "l’excellent exposé, pratique et raisonné" que constituait l’article tout en apportant quelques remarques, en partie pertinentes, sur le chapitre des couleurs. Il est intéressant de constater que Conrad resta fidèle durant toute sa carrière aux principes techniques formulés en 1922, à une seule et très mince exception : le bleu ceruléum, qu’il condamnait alors et à l’emploi duquel il se convertit ensuite. En outre il avait dit préférer la toile au panneau qui vieillit plus mal qu’elle, mais se rallia à l’emploi des panneaux en bois aggloméré lorsqu’ils furent bien au point quelques années plus tard. Aujourd’hui, avec quatre-vingts ans de recul, c’est la belle résistance de ses œuvres face au temps qui illustre la justesse de ses points de vue. A part quelques déboires imputables aux couleurs de moindre qualité employées par nécessité pendant la seconde guerre mondiale, et, ici ou là, quelques touches de vert qui s’écaillent lorsqu’elles sont posées sur des bruns, les tableaux de Conrad Kickert, non seulement tiennent bien, mais ont acquis en général un velouté sous lequel éclatent, notamment dans les rouges, comme des feux sombres de pierres précieuses ou d’émail.

(1) : Cf. année 1921.
(2) : André Lhote in les Feuilles libres n° 28 (8 avenue Victor-Hugo, Paris).
(3) : Ceci est évident pour les toiles données en 1921 au musée de La Haye. Pour les autres, c'était exact aussi à l'époque où CK répondait à Lhote. Par la suite, dans des moments difficiles, il lui arriva d'en céder, pour survivre, peut-être trois ou quatre en tout.

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Association Conrad Kickert
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