X - L'après-guerre  > L'Annonciation des Pères de l'Oratoire

Le 15 mars Kickert signa un nouveau bail en tant qu’unique occupant des locaux qu’il avait naguère partagés avec Osterlind au 33 rue Boissonade. Cette régularisation enregistrait inévitablement une hausse du loyer, mais lui confirmait ses droits de locataire sur les deux niveaux où s’étageaient ses ateliers. Une garantie intéressante puisque depuis 1926 la loi avait instauré un régime des loyers aussi favorable aux locataires qu’injuste envers les propriétaires immobiliers. Le nouveau loyer de Kickert se montait à dix mille francs par an auxquels s’ajoutaient mille francs de charges. A Conrad, dont les rentrées restaient irrégulières et même aléatoires, ce loyer causa du souci, bien que son montant apparut modeste en considération des surfaces et, encore plus, des volumes occupés. En fait, il était dérisoire en comparaison de celui qu’aurait déterminé la loi de l’offre et de la demande jouant librement. Car le système légal, ayant depuis vingt ans découragé la construction de nouveaux immeubles, avait entraîné une pénurie de logements et même de locaux professionnels.

 

Une élève de Kickert, amie d’Arleton, invita celle-ci en même temps que le Maître et une autre élève, à la rejoindre dans la villa que son mari possédait en Savoie (1). L’invitation concernait fin juin et juillet. Conrad fit sur place quatre paysages de petit ou moyen format (2) dont il tira, les mois suivants, dans son atelier, des répliques plus importantes. Privé de sujets à prendre à l’extérieur puisqu’il ne bougea pas en dehors de son escapade savoyarde, il fit aussi rue Boissonade, deux répliques de toiles exécutées l’année précédente à Villefranche, une dizaine de paysages en tout, donc. En outre, le travail classique d’atelier , devant ses élèves ou en solitaire, comporta sept natures mortes , autant de nus, autant de portraits, deux autoportraits . Auxquels il faut ajouter trois compositions à plusieurs personnages , œuvres de grand format qui témoignent de son appétit de travail. L’une d’entre elles constituait un essai dans un domaine qu’il n’avait encore jamais abordé.

 

Il s’agissait d’une "Annonciation". Conrad, de souche protestante, n’était pas à priori destiné à traiter un sujet de ce genre. Il y fut conduit pour répondre à une demande du père Samson (3), supérieur des pères de l’Oratoire, qui voulait orner le vestibule du couvent de l’Annonciation où il résidait (4). Ce fut le fruit d’une gestation au long de laquelle Kickert s’appliqua à relire et à méditer le début de l’évangile de saint Luc, à examiner des œuvres du passé traitant ce sujet, celles qu’il put voir et celles dont il se procura la reproduction. Il tira de ses recherches des conclusions très personnelles. L’ignorance sur l’apparence des personnages, sur leurs vêtements, sur l’endroit où se produisit l’apparition, le conduisit à renoncer aux interprétations que nous devons à tant de grands peintres ou à de pieux illustrateurs de manuscrits et d’incunables, anonymes et parfois géniaux. Il se fixa sur les données qu’il jugea les plus vraisemblables. La scène, pensa-t-il, s’est passée à l’intérieur, car l’importance cosmique de l’événement ne lui enlève pas ce caractère individuel, intime, suspendu à la décision libre d’une seule personne. Le local devait comporter au moins deux pièces communiquant par une arche, le plus simple et le plus robuste des appareils architecturaux. Il n’y avait pas lieu de le meubler, ni d’y placer des accessoires, car la Vierge n’était attachée à rien d’autre qu’à aimer et à prier Dieu, et l’évocation d’un objet familier viendrait comme une digression dans ce dialogue. La Vierge devait avoir la tête couverte, mais un voile blanc uni suffirait, être habillée d’un vêtement simple, serré à la taille par un cordon, l’enveloppant de laine bleue des épaules jusqu’aux pieds. Quant à son attitude, puisqu’elle fut évidemment saisie de crainte devant l’apparition, elle dut avoir le réflexe de placer sa main droite sur son cœur. De l’autre main, elle s’appuiera sur le sac où elle est assise.

 

Quant à l’ange, on savait que vu l’importance du message à transmettre, Dieu en avait chargé l’archange Gabriel. Il était donc convenable de ne pas faire de celui-ci un simple récitant chargé de débiter son annonce, mais de le montrer investi d’une mission touchant à l’essence même de la divinité : les Cieux rencontraient une fille du Peuple élu, non pas en vue de rappeler cette alliance, mais afin de l’étendre, en offrant à toute l’Humanité de partager quelque chose de la nature divine. Il fallait donc, se dit Conrad, faire passer dans l’Annonciation cette promesse du mystère insondable de l’Incarnation. L’archange devait apparaître comme le héraut proclamant un monde nouveau et qui peut déjà affirmer "le Seigneur est avec vous" et non pas le vœu "qu’Il soit avec vous !". Kickert donna donc à Gabriel d’immenses ailes déployées. Elles le tenaient suspendu au sein d’une nuée d’où émergeait seulement le haut de son buste nu avec un bras levé vers le ciel et l’autre tendant sa main ouverte au dessus de la tête de la Vierge (5).

 

Le tableau fut terminé à l’automne et le père Samson vint l’examiner. Le caractère grandiose donné à l’événement lui plut, ainsi que la modestie et même l’effroi subit de la Vierge. L’austérité du décor lui parut bien convenir. Il s’attarda pourtant à regarder l’archange, comprit la symbolique de son geste, mais fut un peu gêné par son anatomie musculeuse et peut-être par son énergie virile. Désolé d’avoir à exprimer une critique, il l’atténua en remarquant seulement : "C’est un athlète notre archange" (à noter la délicatesse de dire "notre" et non pas "votre archange"). Sur quoi, Conrad précisa : "Le nom hébreu de Gabriel signifie, n’est-ce pas ? la Force de Dieu". Le père Samson tourna la tête vers lui, le regarda un moment dans les yeux, puis acquiesça sans dire un mot. Il pensa peut-être que l’objection qu’il venait d’émettre serait reprise par beaucoup de gens et qu’il conviendrait d’y répondre comme Kickert venait de le faire, parce qu’il n’y avait rien de mieux à dire.

 

L’inauguration eut lieu au début de 1948, et comporta une bénédiction du tableau, un repas et des discours au long desquels Kickert fut généreusement loué. A son départ, le père économe lui glissa une enveloppe qui se révéla ensuite ne contenir qu’une partie des mille cinq cents francs du prix promis à l’origine à l’artiste. Conrad se dit que chicaner sur sa rétribution était délicat et aléatoire et jugea qu’il avait été déjà bien honoré par le reste. Il faut espérer qu’après avoir acquis l’estime du père Samson pour ses connaissances en hébreu, il obtint celle du père Leblond, l’économe, pour sa discrétion ou du moins pour son réalisme.

 

(1) : "La Belle Etoile" à Moriond, par Saint-Bon 73120, non loin de Courchevel.
- "L’Aiguille de Mey, massif de la Portetta" 1947 (38 x 46 cm) Opus 47-11 ;
- "Morillon, sommet neigeux" 1947 (38 x 46 cm) Opus 47-16 ;
- "Morillon, chalets" 1947 (38 x 46 cm) Opus 47-24 (Morillon est l’interprétation auditive, mais fautive quant à l’orthographe, de Moriond) ;
- "Sous-Bois dans les Alpes" 1947 (65 x 54 cm) Opus 47-30.
(3) : Serge de Belabre, approché par cet éminent orateur sacré, l’avait aiguillé vers CK, jugeant ce dernier plus apte que lui-même à mener à bien un travail aussi difficile.
(4) : Villa Montmorency, n° 8, à Auteuil (75016 Paris).
(5) : "L'Annonciation" 1947 (177 x 128 cm) Opus A.47-35, coll. des pères de l'Oratoire (Paris).

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