X - L'après-guerre > Les Pays-Bas s'offre une Aurillacoise
Il avait présenté une nature morte, "les Livres" (1) , aux Indépendants et un nu de grand format au salon d'Automne, "la Montagnarde" (2) qui devait son titre au paysage de Savoie (Moriond) qui lui servait de fond. Aux Pays-Bas, il participa à une exposition des Aquarellistes hollandais. En outre, il confia cinq tableaux -trois paysages et deux natures mortes – à la galerie des Etats-Unis (3).
Nulle part le succès de vente ne fut au rendez-vous. En revanche, les
Pays-Bas s’intéressèrent à lui officiellement puisqu’un responsable des
collections publiques néerlandaises lui rendit visite, ès qualité, rue
Boissonade en juin et lui acheta deux tableaux de son époque
auvergnate : "l’Aurillacoise" (4) et "Premières neiges" (5).
Il passa la seconde quinzaine d’août à Luxeuil, chez le docteur Paul Muller pour faire son portrait (6).
Ses liens avec cette famille se resserrèrent. Samuel, le fils du
médecin, venait en visite à l’atelier depuis 1946 et, comme on l’a déjà
dit, avait obligeamment posé pour une composition (7). Kickert fit de lui un beau et sensible portrait (8). Il peignit aussi celui de France, sa femme (9),
qu’il vieillit un peu, un écueil qu’il rencontrait parfois dans ses
portraits, à force de mettre en valeur les traits dominants de la
physionomie et du caractère de son modèle. Elle apparaît ainsi plus
profondément elle-même et d’une ressemblance qui, les années passant,
s’est accentuée. Conrad leur offrit ces deux portraits. La jeune sœur
de France consentit, avec la permission de son aînée, à poser pour des
études de nu et servit de modèle lorsque Kickert décida de remplacer le
personnage central de "L’Intruse" (10).
On retrouve donc quatre membres de la même famille dans l’œuvre de
Kickert cette année-là. Ils s’y rejoignent à des titres divers :
le père comme amateur ayant commandé son portrait, le fils et la bru
comme admirateurs bénéficiant de l’amitié du maître, la jolie sœur et
belle-sœur comme modèle occasionnel, tous les quatre liés entre eux et
avec l’artiste par la confiance.
Kickert n’ayant fait qu’un seul déplacement cette année-là, le voyage à
Luxeuil, exécuta seulement deux paysages et aucune marine. En revanche,
dans son atelier, il peignit dix natures mortes, mais surtout y
accomplit les deux tiers de son travail de l’année en réalisant des
figures, dans tous les genres possibles, vingt et une en tout :
quatre autoportraits, cinq nus, onze portraits, une vaste composition à
douze personnages. Le voici bien acclimaté à la vie de Paris, avec son
atelier comme centre où se rencontraient des amis, des élèves, des
modèles. Il n’eut donc aucun mal à en réunir assez pour la copieuse
composition intitulée : "Seigneur, nous périssons" (11),
illustrant le passage de l’Evangile où le Christ calme la tempête. Il
ne s’agissait pas d’une commande. Il faut y voir une sorte de défi de
l’artiste à soi-même, le désir d’éprouver une fois encore ses capacités
dans un genre, l’art religieux, où se sont exprimés les plus grands.
Même ces derniers y ont obtenu des réussites inégales, non par
insuffisance technique, mais quelquefois par manque de souffle, de
profondeur ou de sincérité. Reconnaissons tout de suite que ce n’est
pas dans ce domaine que Kickert a produit ses plus grandes œuvres, mais
qu’il n’y est en rien insuffisant, ni même faible. Son Christ, réveillé
par les apôtres affolés, vient de se dresser dans sa tunique blanche et
il étend les deux bras face à une lame deux fois plus haute que
l’embarcation dont la voile est gonflée à se déchirer. Les apôtres
-onze d’entre eux sont présents – réagissent selon leur tempérament.
Deux sont tournés vers le Maître, avec un geste de supplication, un
troisième prosterné à ses pieds ; quatre sont assis, le dos voûté
sous l’accablement ou la peur, un autre se cramponne au mât, comme pour
l’empêcher de choir ou de se briser, les trois derniers sont tournés
soit vers le flot qui déferle, soit vers le rivage rocheux sur lequel
ils vont se fracasser. Trois d’entre eux sont vêtus de bure, les autres
de laine teinte de safran, de garance ou d’azur. On ne donnerait pas
cher de leurs pauvres vies, s’il n’y avait, debout à la poupe "Celui
qui met un frein à la fureur des flots" (12).
Pour satisfaire son voisin, le sculpteur Henri Vallette qui voulut
absolument modeler sa tête en terre cuite, Kickert dut, lui aussi,
prendre la pose. Il garda un mauvais souvenir de l’immobilité
obligatoire, mais surtout des mesures qu’avec un compas, Vallette
prenait sur son visage afin de vérifier l’exactitude du travail en
cours. Cela explique peut-être la mine renfrognée qu’il affiche dans ce
buste (grandeur nature, c’est le cas de le dire).
(1) : "Les Livres" 1948 (60 x 73 cm) Opus 48-06.
(2) : "La Montagnarde" 1947 (114 x 186 cm) Opus 47-07.
(3) : Ainsi nommée parce
qu’elle était située avenue des Etats-Unis, une adresse prestigieuse de
Cannes. Directeur : Stoliar.
(4) : "L'Aurillacoise" 1944 (73 x 60 cm) Opus A.44-46, coll. des Musées nationaux des Pays-Bas.
(5) : "Premières neiges" 1945 (81 x 100 cm) Opus A.45-31, coll. des Musées nationaux des Pays-Bas.
(6) : "Docteur Paul Muller" 1948 (65 x 54 cm) Opus 48-27.
(7) : Cf. année 1946, "l’Hommage à la femme" 1946 (130 x 162 cm) Opus 46-14.
(8) : "Samuel Muller" 1948 (65 x 54 cm) Opus 48-28.
(9) : "France Muller" 1948 (65 x 54 cm) Opus 48-29.
(10) : Cf. année 1934, p. 323, "l'Intruse" 1934 (155 x 115 cm) Opus C.34-04.
(11) : "Seigneur, nous périssons" 1948 (130 x 160 cm) Opus 48-02.
(12) : Jean Racine, Athalie, acte I, scène 1.