IX - Adopté par l'Auvergne  > Vie quotidienne en zone libre

Au début de l’année, Kickert avait trouvé un atelier de bonnes dimensions, assorti d’une petite chambre, non loin du centre d’Aurillac (1). Il pouvait donc y travailler (en utilisant le chevalet récupéré de Confolens) et, au besoin, y dormir, mais n’avait pas assez de place pour y installer sa fille qui dut conserver sa chambre à l’hôtel. Pas de cuisine non plus. Anne et lui prenaient ensemble leurs repas au restaurant où, vite connus et appréciés, ils bénéficiaient d’un régime de faveur, c’est-à-dire dépassant souvent les rations prévues par la carte individuelle d’alimentation. Les liens de la plupart des citoyens d’Aurillac avec un paysan cantalien rendaient inopérante la réglementation officielle. Les obligations familiales prévalaient contre un décret ou un arrêté. Ceci entraînait assez loin dans une région où la qualité de parent proche est reconnue encore aux cousins lointains. En vertu de cette loi non écrite, mais inscrite dans les consciences, les productions agricoles bénéficiaient d’une circulation aisée s’étendant de proche en proche et qu’aucun fonctionnaire du contrôle économique n’aurait pensé contrarier. Evidemment Kickert ne pouvait se dire cousin d’aucun restaurateur. L’essentiel était que ledit restaurateur fut bien approvisionné et, à partir de là, qu’il exerçât consciencieusement son métier. Pouvait-il refuser de servir un client connu, décoré de la Légion d’honneur, accompagné de sa fille ? L’idée seule...

Il circulait certes des bruits de transactions occultes et illégales provenant du "marché noir". Des pratiques dont les gens du pays ne manquaient pas de s’indigner, avec des expressions qui se résument assez bien comme suit : "Le fait de personnes sans scrupules. Il y en a partout, voyez-vous, mais pas ici. Ici on ne va pas refuser un saucisson ou une miche de pain à un parent, même à un ami, pour entasser des billets de banque dans le matelas. Alors, avec quoi on le ferait, le marché noir ?". La bonne conscience de tous trouvait un renfort dans une expression populaire née de la guerre de 1870 : "c’est autant que les Prussiens n’auront pas". On ne comprenait pas que l’on manquât des choses les plus nécessaires et derrière toutes les "restrictions", se profilaient les réquisitions allemandes, les indemnités d’occupation,. etc. ce que l’on désignait d’un mot, modèle 1870, modifié 1914 : "les boches".

Le problème alimentaire était donc moins grave dans le Cantal qu’ailleurs, mais personne ne s’en serait vanté. Un grand propriétaire terrien avait répondu à une Parisienne réfugiée qui lui demandait s’il allait bien : "Madame, autant que l’atrocité des temps le permet".

Un autre trait particulier de la mentalité locale peut se trouver dans son absence d’hostilité envers les juifs. La boutade "un auvergnat vaut deux juifs" avait été inventée par un Auvergnat pour vanter le sens des affaires de ses compatriotes. A leurs yeux, elle constatait un mérite. En fait, leur aptitude à réussir dans le commerce, la finance ou l’industrie, ne procédait pas de l’art de rouler les autres, mais d'une perception aiguë de ce qui était aléatoire, transitoire ou malhonnête, les trois termes correspondant entre eux. Un don acquis durement par la vie paysanne de leurs ancêtres dans une région montagnarde qui nourrissait à peine les siens. Leurs qualités se révélèrent à travers les Auvergnats émigrés par force à Paris, une ville où leur nombre dépassa vite celui de la population totale de leur département d’origine. Cette qualité d’émigrés les obligeait à s’entraider pour survivre, à exercer leur discernement natif, mais leur apprit aussi à s’adapter à des personnes et à des mentalités différentes, à élargir leurs horizons, à enrichir leur savoir et leur culture. La première génération arrivée dans la capitale subsista dans le pénible métier de porteur d’eau ; la suivante dans la livraison de bois et de charbon ; la troisième y adjoignit les bistrots, puis les bureaux de tabac et s’intéressa aux restaurants et aux brasseries ; la quatrième, sans rien lâcher des conquêtes précédentes, réussit dans les études de droit et de médecine, et s’installa comme avoués, avocats, médecins. L’un de ces Cantaliens, Henri Mondor, était entre les deux guerres titulaire de la chaire de clinique chirurgicale de la faculté de médecine de Paris. Citons encore Paul Doumer, né en 1857 à Aurillac même, qui, en 1931, avait été élu président de la République(2). C’était bien le moins pour une ville ayant, en l’an mil, donné à l’Eglise catholique son premier pape français, le moine bénédictin Gerbert qui régna sous le nom de Sylvestre II.

Kickert se sentit d’emblée à son aise dans ce pays. Cette entente, on pourrait dire cette connivence étonne tout d’abord. Rien de commun à première vue entre d’une part ces agriculteurs de montagne, ces propriétaires de domaines, cette bourgeoisie industrieuse et réaliste et, de l’autre, cet homme du pays des polders, issu d’une lignée protestante, parlant trois ou quatre langues, familier des grandes littératures et s’appliquant à transcrire des visages, des corps, des paysages et des objets, en lignes et en touches de couleur sur une mince surface plane. Qui a fait le plus de chemin vers l’autre ? Ce serait de quoi alimenter un long débat. Commençons déjà par admirer un Kickert captivé par un monde tout à fait nouveau pour lui et une population l’accueillant avec un préjugé favorable. Dans ce climat amical, Conrad put se donner à sa tâche, dans cette année 1943, avec une énergie exceptionnelle. Il produisit, outre une quinzaine de dessins et aquarelles, une soixantaine de tableaux répartis entre seize portraits, huit nus, quatre compositions, huit natures mortes et vingt-quatre paysages. Son travail trouva nombre d’amateurs sur place, si bien que, dans cette période remplie de soucis, d’inquiétudes et même d’angoisses, il vécut du moins sans problèmes financiers.

(1) : Boulevard du Pont-Rouge, au n° 19, dans un local au fond du jardin, que lui louèrent M. et Mme Féniès.
(2) : On retrouve dans cette fonction en 1969 Georges Pompidou, lui aussi enfant du Cantal, sans oublier son successeur, le président élu en 1974, Giscard d’Estaing qui devint auvergnat en 1956 en succédant à son grand-père maternel, J. Bardoux, comme député, mais du Puy-de-Dôme.

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Association Conrad Kickert
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