VIII - Les réfugiés en Charente  > Secours aux réfugiés néerlandais

Kickert se trouva donc disponible lorsque les Hollandais n’ayant pas réussi à ralentir l’attaque allemande en inondant leurs polders, commencèrent à refluer à travers la Belgique puis la France. Désireux d’aider par tous les moyens ses compatriotes, Conrad s’était mis à la disposition de son ambassade. Celle-ci y trouva une occasion providentielle de secourir des réfugiés qu’elle n’avait aucun moyen d’assister de Paris, ni même de recenser. Avertie de la présence, dans un train bloqué en gare d’Angoulême, d’un gros contingent de ressortissants désemparés, elle demanda à Kickert de les rejoindre pour leur apporter aide et assistance. Elle le munit en conséquence d’un ordre de mission (1). Malgré la désorganisation des communications, Kickert rejoignit à Angoulême les réfugiés qu’il trouva dans une situation critique. Ceux-ci, au nombre de cent cinquante, ressentirent d’emblée quelque réconfort dans le fait que l’ambassade s’occupât d’eux. Mais l’essentiel était à faire, et Conrad jugea bon de s’adresser directement au plus haut niveau de l’administration. Il saisit du problème le préfet de la Charente en personne, lui expliquant qu’il était urgent, non pas d’envoyer plus loin des gens à bout de souffle, mais de leur trouver sur place un hébergement décent. Sa démarche mit en route l’administration, et Pierre Accarie, le sous-préfet de Confolens, s’estima en mesure de porter remède à la situation de ces réfugiés. Confolens, une petite ville située à soixante kilomètres au nord-est d’Angoulême se trouvait sur le parcours d’une voie ferrée secondaire. Accarie avait pensé à une grande bâtisse située aux environs : une construction récente et en partie inachevée, que personne n’avait encore occupée. Elle était surmontée de créneaux qui voulaient témoigner du rang de son propriétaire, lequel, en dehors de cette lubie coûteuse mais inoffensive, manifestait de l’intelligence et du cœur et accepta tout de suite de mettre le château de La Partoucie  à la disposition du sous-préfet pour les Hollandais.

A peine ceux-ci y furent-ils transportés que Kickert leur donna ses consignes d’installation, fixa les horaires, désigna pour les tâches communes des responsables qu’il choisit en fonction de leurs capacités physiques, de leur métier ou, à défaut de mieux, sur les qualités qu’on pouvait leur prêter d’après leur mine. Faisant suite aux vicissitudes de l’exode, à l’absence totale d’informations, ce fut, pour ces Néerlandais de tous âges, issus de provinces et de milieux différents, un soulagement d’entendre ce compatriote qui leur donnait dans leur langue des instructions précises, organisait la vie des jours à venir, pourrait la rendre meilleure, pourquoi pas ? comme il l’avait fait en les arrachant à l’inconfort et à la promiscuité des wagons de chemin de fer. De son côté, Kickert avait pris son rôle de tuteur avec le plus grand naturel, comme avec la plus stricte fermeté, ce qui produisit d’excellents effets : le sous-préfet Accarie n’eut qu’à se féliciter d’avoir pris l’initiative d’ouvrir ce centre d’accueil. La vie y était paisible et ordonnée : ni revendications des réfugiés, ni plaintes du propriétaire et des voisins. La légation des Pays-Bas s’empressa d’officialiser le rôle de Kickert en tant que "délégué pour diriger les réfugiés néerlandais dans le département de la Charente" et pria "les autorités compétentes de lui prêter toute aide et assistance dont il pourrait avoir besoin dans l’exécution de sa mission" (2). Cette demande était d’autant plus facile à satisfaire qu’elle était superflue, car l’entente entre Conrad et Accarie s’était transformée en estime et en amitié. Cependant la légation des Pays-Bas prit la décision remarquable de prendre en charge financièrement le centre, c’est-à-dire d’en rembourser tous les frais. Cette générosité une fois saluée, on se permettra de signaler quelques hésitations à la concrétiser. Si les propriétaires de La Partoucie offraient gratuitement leur hospitalité, si les responsables désignés par Kickert accomplissaient leur tâche consciencieusement et, comme lui, bénévolement, la nourriture pour tant de monde était coûteuse et le devint d’autant plus qu’avec la pénurie, s’installa progressivement une économie parallèle dite "marché noir". Accarie voulut bien fermer les yeux sur ces pratiques non conformes à la réglementation et Kickert veilla à ce qu’elles fussent limitées à la satisfaction des besoins vitaux. Les employés du consulat général eurent, eux, quelque peine à s’habituer à une comptabilité, rigoureuse quant aux sommes dépensées, mais aussi discrète dans les libellés que déficiente en pièces justificatives. Cette charge s’atténua d’elle-même au fur et à mesure de la diminution de l’effectif des réfugiés. En effet il vint successivement des Pays-Bas plusieurs cars destinés à les rapatrier. Les Allemands étaient loin de s’opposer à leur retour à domicile puisque leurs troupes occupaient la totalité des Pays-Bas. D’autant plus que La Partoucie se trouvait à quelques kilomètres au sud de la ligne de démarcation entre la zone occupée par les Allemands et l’autre, dite "libre", bien qu’officiellement on préférât la lourde expression "zone non occupée". Une partie des Néerlandais profita des occasions offertes pour retrouver leur foyer. D’autres s’en gardèrent bien, tous ceux en tous cas qui étaient juifs. L’évolution des événements leur donna raison. Profitant du départ pour l’Angleterre de la reine des Pays-Bas et du vide politique qui s’ensuivit, les Allemands n’avaient pas tardé à s’arroger tous les pouvoirs d’administration et à les concentrer sous l’autorité d’un gauleiter (chef de région). Pour le malheur de la Hollande, ils nommèrent à ce poste Seyss-Inquart qui s’était distingué précédemment en mettant au pas la Pologne. Les juifs de La Partoucie se doutaient bien qu’ils devaient garder le plus de distance possible entre eux et les Nazis. Kickert les y aida indirectement. Il connaissait personnellement tout son monde et jugea donc superflu d’établir des listes nominatives, des fichiers, etc. Grâce à la connivence d’Accarie, rien n’identifiait ces réfugiés autrement que le fait d’être hollandais, notion du reste inexacte, car quelques Belges s’étaient agrégés à leur groupe au hasard de l’exode. Un journal (3) avait bien publié sur eux un article illustré à l’aide de photos prises à La Partoucie par l’un ou l’autre de ceux qui étaient retournés au pays ; Kickert y était cité comme responsable du centre et figurait sur un cliché. Conrad n’eut connaissance de ce document qu’après la Libération, heureusement. Sans cela il l'aurait jugé regrettable car il pensait que son rôle en faveur de l’art français et son opposition à la propagande allemande aux Pays-Bas durant la guerre de 1914-1918, avaient été notés à l’époque dans quelque dossier conservé depuis par une administration imbue de la tradition prussienne pour laquelle tout renseignement pouvait servir. Malgré cette publication indiscrète, La Partoucie n’intéressa pas les autorités allemandes qui, à l’époque, n’intervenaient pas en zone libre. Pour les réfugiés juifs, cette semi-clandestinité représentait déjà une partie du chemin à faire pour s’éclipser. Selon ses moyens, chacun d’eux prenait des contacts, organisait ses relais et une fois prêt s’effaçait discrètement. Les destinations étaient diverses : un proche refuge d’où on pourrait aller plus loin, l’Espagne ou plus ambitieusement la Guyane hollandaise (4). L’un d’eux, par exemple, donna de ses nouvelles à Kickert en évoquant d’abord la surprise qu’il avait eue, en débarquant à Paramaribo, de se trouver devant un monument à la gloire d’un amiral Kickert. Conrad n’en fut pas autrement étonné car un de ses grands-oncles avait jadis gouverné cette colonie néerlandaise.

(1) : Daté du 7 juin 1940 et signé par Floris van Pallandt au nom du ministre des Pays-Bas.
(2) : Note datée "A Montauban, le 19 juillet 1940" et signée par A. Sevenster, consul général des Pays-Bas en France.
(3) : Dans le numéro du 16 juillet 1940 d’un journal d’Amsterdam (archives Gard-Kickert) dont on n'a retrouvé que le titre abrégé HBL (probablement le Handelsblad).
(4) : Devenue le Surinam en 1976.

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