VIII - Les réfugiés en Charente > Conrad poursuit son oeuvre
Kickert fit aussi une étude, puis un portrait d’une jeune femme
recueillie à La Partoucie avec sa mère. Comme elles avaient des moyens
d’existence suffisants et trouvé la possibilité d’en disposer, au moins
partiellement, elles avaient loué deux pièces à "La Vieille Partoucie".
Ainsi la mère jouissait d’un confort approprié à son âge et la fille
disposait d’aises pour se livrer à son passe-temps favori, la peinture.
Elle sollicitait de temps en temps des conseils que Kickert lui donnait
volontiers bien qu’elle manquât d’application pour les suivre. Elle fut
flattée d’être portraiturée en train de peindre, ce qui, à ses yeux,
liait son art à celui du maître.
Plus intéressant pour ce dernier fut l’exécution du portrait de Wouter van Wijk (1)
qui, à l’âge d’être étudiant, avait acquis la maturité d’un adulte à
travers les épreuves de son pays. Bien sûr, Conrad se plut à
représenter sa propre fille emmitouflée dans une épaisse robe de
chambre rouge (2), le front appuyé sur la main, imbibant son cerveau du contenu d’un ouvrage scolaire. Il peignit aussi son autoportrait (3)
qui le montre en buste, vêtu d’un kimono noir dont le col est croisé
sur un foulard jaune. Dans la longue série des autoportraits qu’il
réalisa, celui-ci frappe d’emblée par la minceur du modèle dont les
joues, les épaules et la poitrine témoignent d’une cure
d’amaigrissement. Une cure forcée puisque les aliments étaient devenus
difficiles à trouver, à l’exception providentielle des haricots secs.
A la fin du printemps, il eut l’occasion de sortir de La Partoucie de
temps en temps pour faire le portrait d’un aristocrate des environs, M.
du Vignaud, un oncle de Serge de Belabre. Il en profita pour
s’entretenir avec lui d’un projet auquel ils s’intéressaient tous les
deux, celui d’une exposition consacrée aux peintres charentais
contemporains. Tandis qu’il initiait cet homme aux difficultés de ce
genre de manifestation, il entrecoupait leur dialogue de moments de
silence pendant lesquels il peignait le portrait (4).
L’immobilité étant fatigante pour une personne déjà âgée, cette
répartition du temps entre conversation et courtes séances de pose
convenait au modèle. Les deux activités enchantaient aussi Kickert
étant donné d’une part, la connaissance des gens et des mœurs du pays
que possédait M. du Vignaud et d’autre part, la distinction de ses
traits et de son attitude.
Il peignit aussi une quinzaine de natures mortes, la plupart dans des
formats très courants qu’il pouvait se procurer dans une petite ville
comme Confolens (5). Il y
représenta ce qu’il trouva sur place comme des pots de terre, de grès
ou de verre, ce que la saison fournissait en fleurs, en fruits ou en
légumes et une fois, le résultat du coup de fusil d’un paysan voisin,
un grand corbeau qu’il peignit les ailes ouvertes, la tête en bas,
attaché au mur par une patte (6).
Enfin, sur des supports en papier ou en bois de taille généralement plus réduite (7)
qu’il pouvait donc emporter facilement avec lui, il exécuta en plein
air des paysages pris au voisinage : le grand pré, la métairie, la
vue sur Saint-Germain-de-Confolens ou choisis dans le parc de "La
Vieille Partoucie", un platane, une allée, un portail, etc. Plus de
seize paysages. Le total des tableaux réalisés dans l’année, tous
sujets confondus, atteint ainsi près de quarante-cinq œuvres, ce qui,
même si l’on tient compte de leurs dimensions modestes, témoigne chez
Kickert, d’un besoin grandissant de créer, de poursuivre son œuvre en
dépit des circonstances.
Conrad n’avait cependant ni public, ni élèves à proprement parler et le
peu d’argent qu’il avait emporté en quittant précipitamment Paris,
s’était dissipé au fil des mois. Il se souvint des "Amis de Conrad" et
le 1er juin, par une de ces cartes postales dites "inter-zones"
réservées à la correspondance familiale, tout en s’enquérant de leurs
nouvelles et particulièrement de celles de Glaser, il demanda qu’on lui
fit "parvenir le minimum mensuel convenu pour les mois de juillet etc.
1940". Trois semaines plus tard, ils lui firent envoyer par la Banque
Mirabaud et Cie, une somme de cinq mille cinq cents francs, expliquant
qu’ils n’avaient pu, du fait des circonstances, obtenir les cotisations
de plusieurs adhérents. Le signataire ajoutait ses souhaits de bon
travail au peintre "afin d’augmenter le nombre de tableaux prévus pour
les membres de notre syndicat au titre de 1940", ce qui révélait son
ignorance du dépôt fait par Kickert au siège de l’association d’un
nombre suffisant d’œuvres fournies d’avance dès mai 1940. Ce malentendu
s’éclaircit ultérieurement (8).
Peu auparavant, Conrad avait fait un saut (si l’on peut dire ainsi d’un
déplacement forcément difficile en cette période) jusqu’à Aurillac, ce
qui dut rasséréner Accarie impatient de retrouver Conrad et rêvant de
le voir s’installer dans le département du Cantal, lui vantant, pour
l’en convaincre, les paysages magnifiques et l’abondance d’un fromage
très nourrissant. Mais ses devoirs vis-à-vis de ses compatriotes et
envers sa fille avaient ramené Kickert en Charente sans délai.
(1) : "Wouter van Wijk" 1941 (81 x 65 cm) Opus 41-15, coll. particulière aux Pays-Bas.
(2) : "Portrait d’Anne K." 1941 (46 x 38 cm) Opus 41-09.
(3) : "En kimono" 1941 (81 x 65 cm) Opus 41-10.
(4) : "M. Rempnoulx du Vignaud" 1941 (73 x 60 cm) Opus 41-01.
(5) : Des "20 Fig" ou "15 P", soit 73 x 60 cm et 65 x 50 cm (cf. p. 516).
(6) : "Corbeau" 1941 (60 x 73 cm) Opus 41-18.
(7) : Pour les références des dimensions, se reporter à la liste p. 516.
(8) :Cf. infra, année 1944.