VIII - Les réfugiés en Charente  > Conrad entre au musée d'Alger

Il y avait matière à satisfaction pour Kickert puisque sept tableaux avaient été vendus et deux réservés au troisième jour de l’exposition. Le succès ne se démentit pas, si bien qu’au dernier jour quinze œuvres avaient trouvé preneur et que Dunac pouvait annoncer à Kickert l’envoi de quatre-vingt-dix mille francs par virement postal. Cette somme s’arrondit par la suite, car Dunac, après la fermeture de l’exposition, réalisa encore quelques ventes (1). Il avait approché le directeur du musée d’Alger, M. Alazard, et obtenu de faire entrer "un Conrad" dans ses collections. Une belle satisfaction pour le peintre s’agissant d’Alger "...où il y a, paraît-il, un magnifique tableau de Gros et de beaux Marquet". Dunac, pour satisfaire ce désir, avait donné à Alazard comme prix de la nature morte "Fruits et Pots" (2) qu’il avait admirée, le montant qu’avait indiqué Kickert en renonçant à la moindre commission pour la galerie.

Dunac bouillonnait de projets. Il persuada une galerie d’Oran d’exposer les œuvres non vendues, ce qui se fit dès le mois de juin. Il ne put malheureusement suivre les choses personnellement et cette expérience se termina par un fiasco : aucune vente. Une déception aussi pour Germaine Glaser dont les œuvres avaient été exposées à Oran à côté de celles de Kickert. Cela ruina les espoirs de Dunac qui avait auparavant projeté d’exposer Kickert à Constantine et Bône. Mais pour la saison suivante, Dunac comptait ferme présenter une deuxième exposition Conrad et souhaitait en monter plusieurs autres en offrant sa galerie et ses services à des collègues de Kickert. Prié de lui fournir des noms, des adresses et une recommandation auprès d’eux, Conrad lui suggéra les noms de ses amis : Osterlind, Gromaire, Cochet, Alix, Valdo Barbey, Bersier, Thévenet, Savreux, Bessie Davidson et Dufresne. Le nom de Gromaire fit hésiter Dunac : "...je craindrais qu’il ne soit pas compris ici", à quoi Kickert rétorqua superbement : "Evidemment Gromaire est difficile à comprendre, mais qu’est-ce que cela peut faire pour une fois, puisque c’est un très grand peintre". Et Gromaire répondit positivement en offrant à Dunac des tapisseries (3) et des aquarelles. Les autres donnèrent leur accord de principe. Osterlind ayant vendu presque toute sa production, reportait au printemps 1943 sa collaboration.

Parallèlement aux "relations d’affaires", comme les qualifiait Dunac, une véritable amitié s’était développée entre celui-ci et son peintre. Ebauchée dans leur correspondance, elle prit de la chaleur grâce à leurs rencontres pourtant si rares : Dunac passa une journée à La Partoucie à la fin de juin et deux autres à la mi-septembre, à Thiézac, dans le Cantal, où séjourna Kickert durant l’été. Dunac enregistrait avec bonheur les étapes de cet attachement, en prenait acte et, en quelque sorte, les officialisait dans sa correspondance. De mars à mai, il passa du "Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma parfaite considération" à "l’assurance de mes meilleurs sentiments", puis, "en vous priant de bien vouloir me serrer amicalement la main". A quoi Kickert répondit : "je vous assure de ma vive sympathie". Un rapprochement progressif bien naturel si l’on songe qu’entre-temps l’exposition Conrad avait été montée en toute confiance et présentée avec un plein succès. Ensuite prit place la visite de Dunac en Charente où il découvrit, entouré de son petit peuple discipliné, le Hollandais de haute stature qui le reçut avec une grande affabilité et lui suggéra, au dessert, d’être son représentant et son chargé d’affaire exclusif pour tout ce qui concernait l’avenir de son œuvre, tel qu’il l’envisageait. Kickert était sincère, car il admirait chez Dunac la confiance et le dévouement qu’il avait manifestés à l’artiste, sa considération envers l’homme, son dynamisme professionnel et même son optimisme. Tout cela était vrai, mais le timide Dunac fut comme ébloui de voir ses qualités reconnues et récompensées. D’où un changement de ton, reflet d’une émotion qu’il relate avec sincérité et simplicité dans sa lettre à Conrad datée de Marseille le 10 juillet : "Cher Ami, car c’est bien l’épithète dont vous me permettrez d’user maintenant, cher Ami, je ne sais comment vous remercier de l’adorable accueil que vous m’avez réservé... Puissent mes pauvres mots vous faire ressentir toute la joie que j’éprouve à vous dire ma gratitude à ce sujet". Et à la fin de sa missive : "j’espère que vous pourrez mettre sur pied votre projet concernant mon action future et suis certain que ce plan est le seul bon à suivre. Nous en reparlerons longuement. Je cours vite m’occuper de mes bagages, mais cela ne m’empêchera pas de vous embrasser de tout mon cœur, ce qui, je pense, vous fera mieux ressentir toute l’affection que vous porte votre Henri Dunac".

En confirmation de ce nouveau rôle, Kickert lui confia quelques œuvres à vendre à Alger. Dunac voulait l’y recevoir chez lui et confirma son invitation le 15 juillet. En vue de cette réception, il libéra pour le peintre et mademoiselle Kickert, deux pièces de son appartement qui devaient servir ensuite, comme espace de présentation pour les œuvres de Kickert lorsqu’il recevrait amis ou amateurs. Pourtant, en septembre, ce fut Dunac qui se rendit pour quelques jours dans le Cantal où Conrad séjournait depuis juillet. A cette occasion ils approfondirent le projet de la collaboration souhaitée par Kickert dont Dunac avait parlé à Glaser et à Sor (4) qui acceptaient d’y participer. Tout cela prenait si bien tournure que Conrad écrivit à Dunac le 23 septembre : "On m’offre une exposition à Vichy, Galerie Sévigné, Directrice Mlle Peillot. J’accepte si vous voulez vous en occuper".

Compte tenu des qualités de Dunac comme agent, du soutien avisé de Glaser et de Sor en tant que commanditaires, du talent et de l’énergie créatrice de Conrad, le projet ouvrait de raisonnables perspectives. Il ne put se concrétiser puisqu’en automne, avec le débarquement anglo-américain en Algérie et l’occupation consécutive de la zone libre métropolitaine par les troupes allemandes, toutes les liaisons furent coupées entre les deux rives de la Méditerranée.

Le rôle de Kickert au service des réfugiés néerlandais devenait, au fil des mois, de moins en moins nécessaire avec la réduction progressive de leur effectif. Le maintien d’un si petit nombre dans cette grande baraque de La Partoucie ne pourrait plus se justifier vis-à-vis des propriétaires des locaux, ni même auprès de l’administration et pas davantage aux yeux de l’association de Secours aux réfugiés néerlandais qui, à Vichy, centralisait leur gestion. Une ou plutôt des solutions réglèrent les cas particuliers, si bien qu’au début de l’été, Kickert put songer à quitter La Partoucie et à trouver une installation répondant aux besoins scolaires de sa fille et à ceux de son métier de peintre. Il n’envisageait pas, on le sait, de retrouver Paris. L’abri qu’il avait procuré en Charente à des Néerlandais juifs et les risques qu’il avait pris pour leur permettre de s’enfuir vers des refuges plus définitifs, étaient incompatibles avec le retour dans une ville occupée par l’Allemagne. Il résolut de considérer sérieusement les conseils constamment renouvelés d’Accarie (5) et de tenter l’expérience d’un séjour dans le Cantal.

(1) : Dont un autoportrait intitulé "Portrait du peintre en Charente" (73 x 60 cm) Opus A.41-22, qui n’était pas l’autoportrait en kimono (cf. supra, année 1941, p. 396).
(2) : "Fruits et pots" 1941 (38 x 46 cm) Opus A.41-31, musée d'Alger.
(3) : Gromaire s’était installé en zone libre à Aubusson et Felletin (Creuse), où, en même temps que Jean Picart-Le Doux et Lurçat, il avait remis en vogue la tapisserie et contribué à rouvrir des ateliers de lissiers.
(4) : A propos de Léon Sor, cf. infra, année 1943, p. 423.
(5) : Pierre Accarie, sous-préfet de Confolens, avec qui CK s’était lié en 1940, était devenu en 1942 secrétaire général de la préfecture du Cantal.

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