VII - L'étau financier se desserre > Société des Amis de Conrad
Kickert signa le 13 avril 1938, mais avec effet à partir du 1er janvier
précédent, un contrat concernant la vente de ses tableaux. Une décision
qui de sa part surprend et qui trouve son explication dans le caractère
très spécial de ce contrat.
L’instigateur en fut Louis Glaser qui n’avait rien d’un marchand de
tableaux puisqu’il exerçait à la société Pennaroya, entre autres, une
activité d’ingénieur des mines. Il avait la réputation de posséder un
sixième sens qui lui faisait en quelque sorte flairer les lieux
recélant des gisements de toutes sortes de métaux : cuivre, plomb,
étain, etc, une faculté qui lui valait une confortable situation. Il
était en même temps un admirateur de la peinture de Kickert et un
excellent ami de celui-ci. S’étant rendu compte de la précarité de la
situation financière de Conrad, il souhaita grouper quelques-unes de
ses relations dans une association "la Société des amis de Conrad", un
syndicat privé de vingt membres au moins et vingt-quatre au plus qui
s’engageraient à verser une cotisation de mille deux cents francs par an (1),
fractionnable, à leur gré, par mois ou par trimestre, contre
l’attribution à chacun tous les ans, par le syndicat, d’un tableau de
Kickert. L’engagement serait pris pour cinq ans avec toutefois la
faculté de se dégager au bout de trois ans, une facilité que le
syndicat, en tant que tel, s’octroyait aussi vis-à-vis de Kickert. De
son côté celui-ci s’obligeait à remettre au syndicat chaque année, en
toute propriété, autant de tableaux que de membres des "Amis de
Conrad". L’association se chargeait de faire le choix des œuvres dans
la production de Kickert qui ne pouvait rien vendre avant que le
syndicat ait exercé ce qui s’appelle communément un droit de première
vue. Pour les œuvres ainsi retenues, Conrad s’engageait à n’exécuter
aucune réplique, reproduction ou variante. Le prix de douze cents
francs qui lui serait versé par tableau, était faible en comparaison de
celui qu’il pouvait espérer d’une vente directe à un amateur. En
revanche, il bénéficiait de la garantie d’en vendre au moins vingt par
an qui lui seraient réglés en douze mensualités égales, de deux mille
francs chacune. Une autre obligation s’imposait à Kickert, l’engagement
de ne vendre à des amateurs ne faisant pas partie de l’association,
qu’à un prix plus élevé (presque le double et jusqu’au quintuple, selon
la taille des tableaux). En effet, le prix de vente minimum qu’il
devait exiger allait par exemple de deux mille francs pour une toile
répertoriée 10 dans la liste des dimensions standard des châssis,
jusqu’à six mille francs pour une toile de format 30 (2).
Au contraire, chacune des toiles sélectionnées par le syndicat lui
était payée mille deux cents francs, quelle que soit sa taille. Une
indexation de ces prix était prévue par référence à la variation de
l’indice des prix de détail, une bonne chose pour Kickert dans ces
temps où sévissait l’inflation.
Le caractère de ce contrat qui peut paraître draconien, se trouvait
atténué par une clause prévoyant, qu’en cas de décès de Kickert, il
s’exécuterait jusqu’à son terme au profit de sa fille Anne ; les
versements à faire à celle-ci étant diminués de moitié, comme le nombre
de toiles à livrer par elle au syndicat en les prélevant sur le stock
provenant de la succession.
L’association des "Amis de Conrad" commença brillamment son existence,
puisque dès cette première année, elle eut vingt-deux adhérents. Louis
Glaser avait été élu président à la première assemblée, le 9 avril et
son ami Jean Pallier était désigné comme trésorier. Quatre autres
adhérents (MM. Faÿ, Gastambide, Cardot et Sibilot) étaient des
collègues de Glaser. Celui-ci avait attiré en outre sept membres de ses
relations en France et deux à l’étranger (Angleterre, Nigéria).
Kickert, au début de mai, avait fait inscrire trois parents (son
demi-frère Johan Kickert, un cousin par alliance Gabriel Maire, et un
cousin germain du côté de sa mère Vigélius) ainsi que son vieil ami
d’Amsterdam, Ouendag. Le contingent néerlandais au sein de
l’association était en outre renforcé du très représentatif Baron
Floris van Pallandt, conseiller à la légation des Pays-Bas (3)
et du consul général de ce pays, Sevenster. Kickert introduisit encore
le capitaine F. Hallenborg, un suédois de Göteborg qui séjournait six
mois par an à Paris où il était devenu un fidèle de Montparnasse.
Tout le monde s’était mis à jour de ses cotisations, si bien qu’en deux
versements des 13 avril et 4 mai le syndicat put verser à Kickert six
mille francs, suivis à la fin de mai d’un complément de cotisation de
quatre mille francs. Puis, en fonction des rentrées de cotisation des
adhérents, mais au rythme d’au moins deux mille francs par mois, les
engagements du syndicat furent strictement observés. En fin d’année,
Conrad se trouva avoir reçu vingt-sept mille cent francs, c’est-à-dire
un peu plus que la somme correspondant à l’achat de vingt-deux œuvres.
Son travail avait été assez intense dans l’année pour faire face
aisément à leur livraison. En revanche, le syndicat se trouvait en
retard pour procéder chaque trimestre au choix des œuvres. Un "comité
artistique" de six membres en était chargé sous la présidence de Louis
Glaser, mais il avait tardé volontairement à se réunir afin d’avoir la
vue la plus large possible sur la production de Conrad, laquelle
s’enrichissait régulièrement et plus vite encore durant les mois d’été
où le peintre travaillait sur le motif. Il apparut ainsi dès le début
que l’association ne s’intéressait qu’aux œuvres récentes. Le contrat
avec Kickert stipulait pourtant que la sélection pouvait porter aussi
bien sur ces dernières que sur de plus anciennes, encore en sa
possession. L’idée qu’une œuvre encore invendue ne peut être que d’un
intérêt et même d’une qualité moindres, un préjugé très répandu,
explique vraisemblablement cette limitation du choix. Dans le cas
particulier, cette attitude se justifie du reste un peu mieux, puisque
l’association avait un privilège sur la production de l’année en cours,
et aussi parce que les membres du comité artistique ne choisissaient
pas un tableau pour eux-mêmes, mais qu’ils opéraient collégialement au
nom et au profit des adhérents de l’association entre lesquels ces
tableaux étaient répartis ensuite par tirage au sort. Néanmoins, un
regard sur le stock des œuvres plus anciennes conservées par Kickert,
aurait permis d’en découvrir quelques-unes des plus ambitieuses du
peintre, des plus personnelles ou des plus subtiles, ou tout simplement
de celles qu’il avait montrées rarement parce qu’il se serait senti
trop privé de les avoir vendues !
Le comité artistique fixa son choix en 1938, sur six natures mortes,
cinq paysages et cinq marines. Les œuvres de l’année comprenaient deux
portraits, un genre de commandes que le contrat autorisait à Kickert à
condition qu’il respectât le prix minimum correspondant à leur format.
Cette dernière exigence paraîtra bien tatillonne puisqu’un portrait ne
pouvait intéresser que son modèle ou la famille de celui-ci. Pourtant
Conrad la respecta, ses archives en font foi (4).
(1) : Soit l’équivalent de 800 € d’aujourd’hui.
(2) : Pour la référence des dimensions, cf. liste p. 516.
(3) : Modeste ou économe, la Hollande n’éleva sa légation au rang d’ambassade, qu’après la guerre.
(4) : Cf. lettre de M. Silhol du 21 juillet 1938 (archives Gard-Kickert).