VII - L'étau financier se desserre > Lorient et Yport
Qu’elles fussent sévères ou non, les conditions du contrat entre
Kickert et les "Amis de Conrad" profitèrent au peintre qui travailla
d’arrache-pied : plus de soixante œuvres en cette année 1939,
contre vingt-huit en moyenne de 1933 à 1938. Sur ce point l’initiative
de Louis Glaser se révéla décisive. Même si l’association ne lui versa
dans l’année que vingt-deux mille quatre cents francs, cet appoint
affranchit Kickert de l’incertitude pour sa vie professionnelle et
familiale : renouveler des tubes de couleurs, des panneaux et des
carnets de croquis, sortir de sa poche de quoi s’en acquitter à la
caisse, être à jour de la note d’internat de sa fille, voir approcher
sans appréhension l’échéance du loyer, partir pour la Bretagne et
ensuite pour la Normandie en prenant un billet de chemin de fer au jour
choisi... Circonstances aussi banales que bien d’autres, mais retenues
ici car elles se rencontrèrent déjà toutes dans le premier trimestre de
l’année.
De plus, Kickert se sentit aiguillonné du fait que vingt amateurs
attendaient ses œuvres et les payaient avant qu’elles soient peintes.
Enfin, il s’imposa de lui-même une contrainte : produire assez
d’œuvres pour qu’il en restât une fois les "Amis de Conrad" servis,
afin que sa fille, s’il venait à disparaître, put les satisfaire
jusqu’à l’expiration du contrat. Il désirait aussi, indépendamment de
cette funeste hypothèse, pouvoir contenter d’autres amateurs, vendre
dans des expositions et salons, et ne pas être au service exclusif
d’une clientèle délimitée. Or celle-ci se rattrapa sur la production de
1939 du retard qu’elle avait mis l’année précédente à se servir,
profitant d’un choix élargi en matière de paysages et marines.
En effet, Kickert, dès la mi-mars, invité par le commandant et Madame Bluzet (1),
travailla à Lorient et aux alentours : Quimperlé, Pontscorff, Le
Pouldu, Doëlan. De retour à Paris, une sorte de grippe les atteignit,
Titanne et lui. Profitant des vacances scolaires de Pâques, il put
emmener avec lui la jeune fille se refaire une santé au bon air. Celui
d’Yport (2) encore frais à
cette date, mais vivifiant, convint très bien. Libéré des contraintes
de Paris, prenant ses repas sur place avec Titanne à l’Hôtel de la
sirène, et nécessairement couché tôt, car il n’y avait rien à faire à
Yport : "un trou où on ne peut faire que dix fois les deux mêmes
tableaux" (3). Conrad en fit
tout de même au moins quatre, tous différents, sauf pour la verve et la
vigueur qui leur est commune. L’un d’eux, que Conrad titra "Vendredi-Saint à Yport" (4) représente des barques de pêche, au sec, sur leur mât flotte le
drapeau tricolore. Il reste encore à éclaircir pourquoi elles sont
pavoisées ; ce que la piété locale impose à la Saint-Pierre des
marins (le dernier dimanche de janvier) et le 15 août (5), mais qu’elle écarte en un jour de deuil comme le Vendredi-Saint.
Le splendide isolement ne dura qu’un temps, puisque les Osterlind
s’annoncèrent. Anders, heureusement, était venu pour travailler et
Conrad ne se laissa, par rien, distraire de sa toile. A deux, ils
purent même explorer plus facilement les falaises du voisinage sans que
leur absence inquiétât. Ils découvrirent et exploitèrent des points de
vue nouveaux du côté de Vaucottes. C’est peu après que Kickert séjourna
brièvement à Granville. Après cette courte campagne de printemps, il
retrouva son atelier. Il y exécuta quelques nus, une dizaine de natures
mortes et autant de portraits.
Dans ces derniers, son souci de varier les sujets se manifeste plus que
jamais. Ici une Alice brune, drapée dans une soyeuse robe de chambre
rouge, occupée à raccommoder de ses doigts experts, une étoffe fine (6).
Là une femme anonyme rattrape quelques mailles d’un tricot sur lequel
elle penche son visage équipé de lunettes ; coiffée d’une toque
noire d’où s’échappent des mèches de cheveux gris, elle s’est assise en
biais dans un fauteuil trop large pour elle (7). A côté de ces effigies ancillaires, il représenta un de ses élèves en blouse de peintre (8) , assis de trois-quarts, la main pendante, au repos, au bout de
l’avant-bras appuyé sur le dossier de sa chaise ; le modèle
examine fixement, ayant pris le recul nécessaire, son travail en cours,
qui n’est pas dans le champ du tableau ; le relâchement du corps
contraste avec la concentration du regard qui scrute ce qu’il vient de
créer, le soumet à son propre jugement et, peut-être, s’ouvre au doute.
Ne peut-on se demander si, attelé au portrait d’un élève, Conrad n’a
pas traduit chez le disciple, les sentiments qu’aurait éprouvés le
maître lui-même, dans des circonstances identiques ? Dans ce cas,
Kickert a pu ressentir moins d’émotion en réalisant le portrait de deux
excellents amis, l’un hollandais, l’autre français. Floris van Pallandt
a été cité au rang des "Amis de Conrad". Le portrait de Pallandt un
premier jet de faible dimension (9) fut refait dans un format plus protocolaire (10) en 1940 et accompagné alors, en pendant, de celui d’Else, sa femme (11). Pour les Belabre, Kickert a peint aussi successivement les deux époux, Serge (12) et Geneviève (13).
Un pianiste néerlandais, représenté seul mais à côté de son piano (un
autre genre de couple qui combine aussi exigence et passion) a été
portraituré deux fois dans l’année (14).
(1) : Rue du Port, n° 57, Lorient (Morbihan). Le commandant Bluzet était capitaine de frégate.
(2) : Entre Etretat et Fécamp, ce que CK dans une lettre aux Ouendag, situa plus largement "entre Le Havre et Dieppe".
(3) : Même lettre aux Ouendag (archives Gard-Kickert).
(4) : "Vendredi-Saint à Yport" 1939 (38 x 45 cm) Opus 39-15.
(5) : Les usages varient selon les lieux, à Etretat on pavoise pour fêter l’Ascension.
(6) : "Alice" 1939 (65 x 54 cm) Opus 39-01.
(7) : "Couseuse" 1939 (46 x 38 cm) Opus C.39-09.
(8) : "G. Bekking - L’Elève" 1939 (73 x 60 cm) Opus C.39-11.
(9) : "Floris van Pallandt" 1939 (46 x 38 cm) Opus 39-13.
(10) : "Floris van Pallandt" 1940 (81 x 65 cm) Opus 40-02.
(11) : "Else van Pallandt" 1940 Opus 40-03.
(12) : "Serge de Belabre" 1939 (73 x 60 cm) Opus 39-25.
(13) : "Geneviève de Belabre" 1939 (73 x 60 cm) Opus A.39-35.
(14) :"Paul Roes" 1939 (73 x 60 cm) Opus 39-03 ; et en (60 x 73 cm) Opus A.39-36.