VI - Talent reconnu  > Conrad Kickert reprend la plume

Conrad eut à reprendre la plume, à propos du salon d'Automne cette fois-ci, pour en donner un compte-rendu, du reste fort tardif, à l’Amsterdammer. Ce texte abondant fut publié en deux fois (1). La première partie concernait la rétrospective de grands anciens que ce salon avait abritée : Cézanne, Manet, Renoir, Gauguin, Monticelli et jusqu’à Ingres et Courbet. Kickert leur consacra des lignes pénétrantes sauf pour Gauguin qu’il déclara haïr – il parlait de l’homme – pour son caractère faux et son âme glacée. Cette philippique, déplacée dans ce contexte, alarma de Bois à juste titre : "...demain tu te feras reprocher ta tirade sur Gauguin" (2). Dans la seconde partie, consacrée aux contemporains, illustrée de trois reproductions d’œuvres, il loua Matisse pour sa composition originale, son dessin, ses subtiles combinaisons de couleurs, mais regretta que l’excès de son bon goût eût entravé sa puissance. De Bonnard il célébra le sentiment suave, la composition audacieuse, la lumière vibrante. S’il se limita à ces deux-là, c’est que Picasso, Braque, Derain, Boussingault, Moreau, Rouault, Dufresne et Segonzac n’avaient pas exposé cette année-là. Encore que, pour Segonzac, il dit son regret de s’être tu l’année précédente sur son envoi de "deux nus grandeur nature, éclatants de lumière". Parmi les jeunes, il distingua Lotiron et Valdo Barbey. Il termina avec Gromaire dont il admire le dessin : "…il déforme ses personnages, écrivit-il, pour les rendre plus fortement humains et il recrée les choses pour mieux spécifier la chose".

On comprend que ses jugements, y compris ses élans d’enthousiasme ou de rejet, et même ses digressions pleines de spontanéité, aient incité un rédacteur en chef à lui ouvrir largement ses colonnes, à s’interdire toute censure sur ses propos et à patienter longtemps pour obtenir sa copie. Mais on comprend aussi que le chroniqueur attitré de la même rubrique – il se nommait Hennus – qui dut commenter toutes les expositions locales et qui ne fut pas envoyé à Paris pour le salon d'Automne ne voyait pas son collègue occasionnel d’un très bon œil.

N’est-ce pas s’attarder trop longtemps sur Kickert journaliste, porte-parole de ses collègues, sur l’artiste impécunieux, et même sur ses succès ou ses déboires d’exposants ? Que tout ceci fût, ou n’eût pas été, ne changea rien, et n’eut rien changé, à ce qui finalement présente de l’importance dans cette année 1923, c’est-à-dire les œuvres produites par le peintre. Son infortune n’eut pas de prise sur lui et ne put le détourner de sa passion.

De cette année-là sont connus : deux grands portraits de Gée, quinze natures mortes, dix-huit paysages, treize marines, quatre nus, soit au total cinquante deux tableaux (3). Conrad y montre une manière plus libre ; la couleur s’est éclaircie ; la construction, toujours rigoureuse, se fait de moins en moins présente ; elle développe ses lignes et agence ses espaces selon une cadence qui captive d’autant mieux qu’elle se dérobe à l’analyse. Le sentiment surtout a évolué : moins de romantisme, de tragique, de tension ; au contraire, quelque chose de pacifié et de serein qui frappa les critiques néerlandais ; cela devait beaucoup au caractère de la vallée de Chevreuse, car les marines peintes à la fin de l’été en Bretagne montrent une expression grandiose voire farouche. Plus d’intériorité aussi dans les natures mortes où, sans porter préjudice à une technique "époustouflante" – le mot est de J.H. de Bois – les éléments du tableau sont individuellement moins marqués, l’effet provenant davantage de leur harmonie que de leur contraste. L’un des portraits de Gée, cette fois en train de coudre, confirme cette recherche de vie intérieure.

En cette fin d’année les ventes rapprochées d’une petite nature morte au Pays-Bas et du "Chêne de l’Enclos" à Paris, fruits tardifs et bien modestes de son labeur, furent un signe bienvenu au moment où les rigueurs de l’hiver allaient s’abattre sur une maison que réchauffait seulement un feu de bois. Et les mille florins de van Hall, s’ils indiquaient la fin inéluctable d’un épisode si riche en amitié, en découvertes et en travail, permettaient du moins de tirer un trait sur les dettes, de vivre un temps, voulait-on croire, dans la sécurité du lendemain. De cette éclaircie pour les quelques mois à venir, Gée se sentit prête à profiter bien davantage, car elle s’était découverte enfin enceinte. Ils en gardèrent le secret sauf vis-à-vis des Gromaire, puisque leurs attentes, hélas, s’étaient déjà soldées par des déceptions. Et les autres amis se trompèrent donc sur les motifs de la joyeuse fin d’année qu’ils passèrent chez les Gromaire (4). C’est ainsi que Jo Niehaus répondit à leurs vœux quelques semaines plus tard : "C’est merveilleux que Conrad ait si bien vendu ces derniers temps, nous vous envions d’avoir fêté les derniers jours de l’année si joyeusement" (5).

(1) : Dans le supplément hebdomadaire des samedis 8 et 15 décembre 1923, page 6.
(2) : Lettre de J.H. de Bois à CK du 20 janvier 1924 (archives Gard-Kickert).
(3) : Kickert dut en peindre quelques uns de plus, notamment dans les petits formats. En revanche, vingt-huit seulement sont aujourd'hui localisés, à savoir deux dans des musées et les autres dans des collections particulières. Ceux qui n'ont pas fait surface ou bien appartiennent à des collectionneurs inconnus qui ignorent eux-mêmes le plus souvent l'origine de leur tableau et son auteur, ou bien ont disparu dans un incendie, un bombardement à moins qu'ils n'aient été simplement victimes de mauvaises conditions de conservation.
(4) : Probablement à Noyelles, maison de famille de Gromaire (lettre non datée de Marcel et Jeanne Gromaire, archives Gard-Kickert).
(5) : Lettre à Gée et Conrad du 18 janvier 1924 (archives Gard-Kickert).

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