VI - Talent reconnu  > Conrad met les bouchées doubles

La production de Kickert en cette année 1927 fut copieuse, puisque cinquante-sept toiles ont été recensées. Les paysages en constituent les deux tiers ce qui s’explique par le fait qu’il ait travaillé dans plusieurs endroits : Moret, Cormeilles et Bréhat ; mais d’autant mieux que, dans cette île, il prit ses sujets une vingtaine de fois à l’intérieur des terres contre une dizaine seulement sur son littoral. La maison de Val n’était pas sur la côte et, de plus, le temps bouché ne permettait le plus souvent que des vues rapprochées. Quelques toiles de Bréhat sont des répliques de bonne taille exécutées à loisir à partir d’œuvres peintes d’après nature ce qui les date des deux derniers mois de l’année. Sur place, au contraire, ont été produites deux natures mortes de poisson (1) et une autre, de fleurs (2). Aux séjours à Moret et Cormeilles (il ne semble pas que Conrad ait travaillé à Préfleury) se rattachent une quinzaine de paysages et vraisemblablement la nature morte de Mme Plumont.

Ce décompte laisse peu de place pour un travail en atelier au long du premier semestre. Kickert s’absenta quelques jours à la fin de février et début mars pour aller aux Pays-Bas enterrer son père et il passa en séjours à Moret, Talou et Cormeilles quelque cinq ou six semaines. Il demeura rue Boissonade le reste du temps c’est-à-dire près de vingt semaines, au cours desquelles il peignit, à ce que l’on sait présentement, moins de dix œuvres. Ce chiffre dont beaucoup de collègues se seraient enorgueillis, traduit chez Conrad une crise pénible. Alors que, sur le motif, il retrouvait une ardeur intacte ou plutôt qu’il s’imposait de ne songer qu’au travail, il semble assailli, chez lui, par l’amertume et le doute. Il fait deux paysages et deux marines de l’île d’Yeu d’après des études de l’été précédent, une petite esquisse de nu et peut-être un portrait (3). A noter, à propos de cette dernière œuvre, qu’il s’était jusque-là contenté d’autoportraits ou de peindre sa femme, souvent, et son père, une fois. Les autres personnages introduits dans ses œuvres ne donnaient pas lieu à la recherche d’une ressemblance ni à une étude psychologique. C’est pourquoi il n’est pas sûr que ce portrait, inaugurant une étape nouvelle, une approche de problèmes jusque-là négligés ou évités, remonte bien au premier semestre de 1927. Il pourrait bien dater de la fin du second.

Kickert vécut encore dans le besoin une grande partie de cette année-là, une situation dont le caractère chronique appelle une analyse. Puisqu’elle ne peut s’expliquer par un train de vie inconsidéré, on doit en trouver la cause, comme dirait M. de la Palice, du côté des recettes, ou plutôt de l'insuffisance de celles-ci. Or, dans le cas d'un peintre, la notion de vente ne ressemble en rien à ce qu'elle recouvre dans la vie économique. L'objet n'en est pas la matière : la valeur du châssis, de la toile ou du panneau, la quantité et la sorte de couleur utilisées ne constituent pas un prix de revient pouvant servir de référence ; ni le temps passé par l'artiste (4) : "quarante ans et quatre heures" aurait répondu un grand maître à la question indiscrète d'un amateur. La notoriété joue un rôle prépondérant, mais le même artiste demandera et obtiendra des prix très différents selon l'œuvre en cause. Enfin, la dure loi de l'offre et de la demande s'appliquera... au détriment du peintre. Ce dernier aspect fait que souvent le peintre remet un tableau pour payer une fourniture ou rembourser une dette à un quidam qui accepte, faute de mieux. Kickert n'a jamais payé autrement un médecin, il a réglé ainsi des ardoises de restaurant, des notes de charbonnier, etc. Il n'y avait guère que les marchands de couleurs, les encadreurs et les transporteurs pour refuser un tableau, parce qu'ils en avaient déjà à satiété. La famille et les intimes de Conrad avaient rarement autre chose à espérer qu'une toile, en reconnaissance d'un secours, de la réception aux Pays-Bas de Gée et Titanne, etc. Ce compromis, pas toujours désastreux pour le créancier, ne l'était pas non plus pour le peintre que son impécuniosité mettait plutôt en position de force. A l'inverse le besoin absolu d'argent liquide le contraignait parfois à des abandons navrants, comme la vente du lot de six toiles à Katia Granoff. Certes, les œuvres exposées à un salon ou dans une galerie obtenaient des prix satisfaisants, même après marchandages et rabais. Les archives de Kickert gardent surtout la trace de ventes de ce genre. Elles constituent pourtant des exceptions.

(1) : La première, intitulée "Deux dranics" 1927 (45 x 56 cm) Opus 27-19 (il s'agirait de granics, nom donné à de gros maquereaux par les pêcheurs de l'île).
    La seconde, titrée "Lieu, vieille, touille, saint-pierre" (65 x 81 cm) Opus A.27-23, vendue par le peintre à Imaturo Uchiyama.
(2) : "Fleurs de Bréhat" 1927 (73 x 60 cm) Opus A.27-24.
(3) : "Rainier Hugues lisant" 1927 (73 x 60 cm) Opus 27-17.
(4) : Même si Dürer en 1509 se justifiait ainsi du prix élevé qu'il avait demandé pour un triptyque : "pour vous servir, j'y ai passé plus d'un an et j'y ai mis pour plus de vingt-cinq florins d'outremer" (extrait de la correspondance d'Albert Dürer, cité par Maurice Rheims in "la Vie d'artiste", Grasset, 1970). Ne croirait-on pas que Dürer ignorait qu'il était Dürer ?

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