VI - Talent reconnu  > Conrad Kickert campe à Deauville

Conrad avait choisi d’aller à Deauville où, pensait-il, les touristes fortunés de cette élégante station balnéaire risqueraient volontiers quelques billets de cent francs sur une de ses œuvres avec plus de profit qu’en les misant au casino ou sur le champ de courses. Pour que les fruits de son travail ne fussent pas consommés en frais de séjour, il avait apporté la vieille tente qui les avait abrités, Gée et lui, à Texel, dix ans plus tôt. Les choses débutèrent bien puisqu’il s’installa, sans que quiconque y trouvât à redire, sur un terrain à vendre, en haut de la plage, en bordure du boulevard Cornuchet, avec le port en face de lui, "tout le boulevard à sa gauche et, à sa droite, l’écluse et le port des yachts" (1). Il n’était certes pas un campeur ordinaire pour la raison déjà suffisante qu’il était le seul, personne n’ayant imaginé qu’on pût dresser sa tente sur la plage de Deauville, en pleine saison. De plus, il avait hissé au sommet de son mât le pavillon aux armes des Kickert ; peut-être cela suffit-il à convaincre tous les intéressés qu’il avait un droit immémorial à occuper ce lieu. Il le faisait de plus avec chic : chaussures blanches, chaussettes à grands carreaux, blazer croisé, chemise blanche, pochette à la boutonnière, nœud papillon. Et, bien sûr, une étroite et longue pipe de bruyère plantée entre la moustache et la barbe aux boucles rousses disciplinées par un strict ciseau. Quiconque eût osé l’examiner plus attentivement aurait vu luire à l’annulaire de sa puissante main droite, l’éclat fugitif d’une chevalière ancienne. Tout cela cependant ne coûtait rien que le blanchissage du linge.

Pour travailler, Kickert dépliait près de sa tente son chevalet portatif ou bien, ce qu’il redoutait un peu, s’asseyait en plein milieu de la plage sur un "transat" acheté en arrivant, mais qui ne résista pas toute la saison. Il ne se plaignit pas d’être importuné par les curieux. Les choses eussent été différentes s’il avait peint une toile, mais se contentant le plus souvent d’une mine de plomb ou de son bâtonnet trempé dans une fiole d’encre de Chine pour dessiner sur du papier, d’aussi pauvres moyens ne suscitaient pas la curiosité. Il avait renoncé d’avance à la peinture à l’huile et n’avait pas apporté de tubes, ni de brosses ou de couteau, préférant produire plus vite beaucoup de dessins. Il s’était également équipé pour l’aquarelle ; le prix d’un dessin ou d’une aquarelle, plus abordable que celui d’un tableau, devait selon lui attirer plus facilement des amateurs nombreux. En quoi il se trompait. Il reçut des visites, il en fit aussi, il rencontra beaucoup de monde, fut quelquefois invité par des gens qui comptaient, se montrait une heure sur les planches chaque jour aux environs de midi, joua aux échecs avec des Américains, il croisait des Vanderbilt ! Et rien ou presque rien n’en résulta. L’achat de trois aquarelles par André, le fondateur du Casino, un exemple qui aurait dû entraîner d’autres amateurs, n’eut pas de répercussion. Avec d’autres aquarelles, il rendit des politesses. Au début de son séjour, il avait fait part de la difficile mise en route de son projet à Osterlind. Celui-ci lui écrivit qu’il le recommandait par écrit à une relation qu’il avait sur place : un administrateur du Casino. Kickert rendit visite à cet homme qui le reçut aimablement et évoqua la possibilité de lui obtenir l’illustration d’un programme. Il s’agissait d’un gala au bénéfice de la Croix-Rouge à laquelle, évidemment Conrad ne pouvait demander de rétribution. Cependant ce projet, auquel il aurait volontiers collaboré, n’eut pas de suite, semble-t-il.

Il fallait donc durer sur place dans l’espoir de rencontrer des circonstances favorables. Pour l’instant, pas de possibilité d’envoyer à Gée, partie avec aussi peu de ressources que son mari, de quoi assurer la suite de son séjour aux Pays-Bas, et encore moins de lui permettre d’abréger ce séjour et de vivre agréablement en famille la fin de l’été. Même pour seulement rester à Deauville, ne disons pas y résider, Kickert dut réduire sa dépense autant qu’il le put. Il se contentait d’un repas par jour dans un restaurant juste à côté de sa tente, celui de l’Hôtel du phare, cuisine monotone, mais pas chère. Il allait tous les jours à l’arrivée du bac, une distraction de cinq minutes, grâce à quoi, il ne pouvait manquer personne et être vu de chaque arrivant. Dubaut (2) venait de temps en temps en voisin et l’accompagna à Trouville et à Houlgate. Autres visites réconfortantes, celles de Jeanne et Marcel Gromaire, installés pour un temps à mi-hauteur de la colline de Trouville. Conrad n’aurait jamais osé leur avouer sa triste situation. Heureusement, il avait été aidé à la fin de juillet par Valdo Barbey qui lui avait adressé d’autorité un virement, le mettant devant le fait accompli (3).

La séparation d’avec Gée et Titanne lui était lourde, d’autant qu’il s’en sentait responsable. La saison se termina, mais il ne plia bagage que le 15 septembre, des Américains ayant demandé à lui rendre visite à son atelier, rue Boissonade, vers cette date. Il ne pouvait négliger une chance de les séduire en leur montrant à Paris la force et la variété de son œuvre, dont les aquarelles de Deauville ne donnaient qu’une idée trop restreinte.

(1) : Cartes postales de CK à Titanne et à Gée, au début de son séjour.
(2) : Pierre Dubaut était peintre et les chevaux étaient son sujet favori.
(3) : Lettre de Valdo Barbey à CK du 25 juillet 1928.

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