VI - Talent reconnu  > Musée de Honfleur

Revenons en France ; personne ne fut surpris de retrouver des toiles de Kickert, le 15 mai, à l’ouverture du salon des Tuileries. Il y montrait le portrait de "Taïeb le Tunisien" (1)  que Charles Kunstler jugea "revêtu des couleurs les plus somptueuses de la palette" (2), et deux natures mortes, l’une de gibier, l’autre de poissons qui se partagèrent les éloges : Warnod (3) et Brécy (4) célébrant la chasse et Turpin (5), comme le critique de l’Art et les artistes (6), la pêche.

L’été qui interrompt la longue suite des expositions parisiennes, donne l’occasion à des villes de province de montrer, à une population grossie par le tourisme, ce qu’elles ont apporté à l’art, soit par les artistes qui y sont nés, soit par ceux que le pittoresque du lieu a inspiré. Cet été-là, le musée de Honfleur, avec l’aide de Gernez qui était établi sur place, s’attacha à célébrer Jongkind, Boudin et Monet tout en faisant une place à des contemporains : Dufy, Friesz, Gernez, Kickert, Lhote, Marquet, Valtat, Zingg et à quelques célébrités locales. Ce type d’exposition est intéressant puisque resserré sur des paysages dont chaque artiste a donné une interprétation personnelle, en l’espèce : la lieutenance, le sémaphore, les quais, etc.

Au salon d'Automne, inauguré le 31 octobre, Kickert envoya trois œuvres importantes, une composition, une nature morte et une marine. Cette dernière toile attira moins l’attention que celles qui l’encadraient : deux tableaux verticaux de même taille. La nature morte (7) fut souvent citée et louée : "une nature morte éblouissante de Conrad Kickert : une des toiles prestigieuses de ce salon" (8), "une ample nature morte de Conrad Kickert, gibier, poissons, fruits, enlevée avec une verve extraordinaire" (9), "Kickert est un docte praticien, au faire onctueux ; la leçon des ancêtres flamands se sent en sa plantureuse nature morte, le meilleur de son panneau" (10). Des appréciations élogieuses encore chez une demi-douzaine d’autres critiques. Mais opposons tout de suite au "faire onctueux" de Vauxcelles, le reproche de Waldemar George : "Conrad Kickert accumule la matière, considérée comme une fin en soi et comme le seul organe de l’œuvre peinte" (11).

A propos de la composition, la toile symétrique de la nature morte, il faut lire d’abord ce qu’en pense M. Jeanneau (12) puisqu’il décrit l’œuvre en détail, puis la condamne dans son principe même : "Son tableau, peint avec cette largeur que l’on connait à l’artiste, représente exactement un peintre endormi peignant une marine d’après une femme nue pour modèle : thème, on le voit, au moins obscur. Le catalogue en suggère l’explication. C’est l’Intruse qui, sans doute, vient s’imposer au souvenir du peintre. Mais on devine à quelles absurdités saugrenues pourrait entraîner cette irruption des données abstraites dans les arts d’expression". A la réserve près que le peintre est absorbé, méditatif, songeur, tout ce qu’on voudra sauf endormi, la description de M. Jeanneau est exacte. Reconnaissons encore qu’il a très bien compris, à partir du titre "l’Intruse", le sens qu’il fallait donner à la composition. Examinons maintenant le point de vue de notre critique. Ses derniers mots nous en donnent la clé : "cette irruption des données abstraites dans les arts d’expression". Notre critique n’avait certainement pas la prescience, ni même le pressentiment de ce qui est arrivé par la suite, mais il avait bien jugé l’incompatibilité absolue de l’abstraction avec l’art tel qu’il était pratiqué, bien ou moins bien, disons, par ses tâcherons et par ses génies, depuis plusieurs milliers d’années. Libre à certains de nos contemporains de penser que nous avons trouvé mieux en une seule génération et à d’autres contemporains d’approuver la qualification "d'absurdités saugrenues" appliquée d’avance par M. Jeanneau à l’art abstrait.

(1) : Evoqué supra, année 1933, p. 314.
(2) : In Ric et rac du 26 mai.
(3) : Comœdia du 15 mai.
(4) : L’Action française du 22 mai.
(5) : In la Griffe du 24 mai : "le panier de poissons de Kickert qui a peut-être peint la meilleure nature morte du salon" ; et in Paris médical du 2 juin : "Kickert qui expose une nature morte aux poissons de toute beauté", qu’il décrit en détail pour finir en évoquant "l’huile d’or de la bouteille, d’une magnificence rare, qui tranche avec la nacre rose du turbot".
(6) : Dans le numéro de mai. Il a apprécié "le panier de poissons d’une vigoureuse saveur".
(7) : "Poissons, gibier et fleurs" 1934 (155 x 116 cm) Opus 34-06.
(8) : Ouest-Eclair du 4 novembre.
(9) : Tabarant in l'œuvre du 31 octobre.
(10) : Vauxcelles in l'Excelsior du 31 octobre.
(11) : L’Amour de l’art, numéro de novembre.
(12) : Bulletin de l’art, numéro de décembre.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX