IV - Aux Pays-Bas pendant la guerre  > André Dunoyer de Segonzac et Marcel Gromaire mobilisés

Les autres Français présents étaient Yves Alix avec six œuvres (1), Marcel Gromaire avec cinq œuvres (2), Luc-Albert Moreau avec huit (3), André Dunoyer de Segonzac avec sept (4). Nous imaginons l’émotion de Conrad lorsqu’il défit l’emballage (5) de ces tableaux en provenance de Paris : les quatre artistes avaient été mobilisés en août 1914. Il avait eu indirectement des nouvelles d’Alix et de Moreau. Celles de Segonzac lui parvinrent au dos d’une carte postale représentant un canon de 75. Segonzac, d’une écriture minuscule confiait son désarroi (6) : "Le 4 février. Mon vieux Kickert. Tout va bien quoique depuis 6 mois je n’aie guère eu de repos. C’est presque l’absolu anéantissement de toute une génération de 18 à 38 ans, sans qu’on sache au juste pourquoi cette ignoble guerre [...] Ici les hommes sont très décidés, aussi je ne vois guère de solution [...] Quand les Allemands gagnent 200 mètres, ils perdent 500 hommes – et nous de même. Nous oscillons, en avançant plutôt, depuis 4 mois. Je crois que nous crèverons avec eux, comme ces cerfs qu’on trouve morts avec leurs cornes enchevêtrées sans qu’aucun ait pu enfoncer l’autre. J’espère vous revoir un jour et vous embrasse bien amicalement. Segonzac". Ce valeureux ne servait pas dans l’artillerie. La République avait eu l’idée de l’employer pendant un temps à organiser le camouflage des troupes et du matériel. Quant aux hommes, on avait fini par remplacer le pantalon garance, qui en faisait une cible voyante pour les mitrailleuses allemandes, par la tenue bleu horizon. Pour le matériel et les casernements, Segonzac faisait répandre des tonnes de peinture grise, marron ou verte, dans le même désordre savant que celui de la nature. Mais une fois le principe compris et acquis, l’état-major avait eu besoin de cet officier pour combler les pertes dans les tranchées.

Gromaire était passé directement du service militaire qu’il terminait dans l’intendance, à la situation de mobilisé dans la même arme. A ce titre il avait parcouru le pays, à l’arrière ou au long des lignes, pour assurer l’approvisionnement des combattants en armes, munitions et nourriture, en cercueils aussi. C’était encore trop beau pour durer, craignait Conrad dont le pessimisme s’avéra justifié puisqu’à la fin de l’année, après une longue interruption dans ses nouvelles, Gromaire eut enfin le loisir d’en donner (7) : "...cet été je faisais partie d’un bataillon de chasseurs à pied. Après de longs jours dans les tranchées, j’ai été blessé lors d’une attaque dans la Somme, au mois de septembre, par un éclat d’obus au cou. Pas de suites graves, mais je l’ai échappée belle. J’ai été aussi cité à l’ordre de la brigade. Maintenant je suis en convalescence chez moi, après avoir été reversé dans l’auxiliaire. Je profite de ce calme pour t’écrire".

Comme il n’en était pas loin, il pouvait se promener à Montparnasse. En uniforme obligatoirement puisqu’il n’était pas démobilisé. Il ne risquait pas d’être regardé de travers comme un "planqué" car sa croix de guerre avec étoile d’argent justifiait de sa conduite valeureuse. Du reste, qui s’en souciait à Montparnasse, un quartier qui selon lui "est la proie de sud-américains et de serbo-croates à longs cheveux (8). Presque tous les peintres jeunes sont aux armées. Matisse n’est pas mobilisé. Metzinger, réformé. Picasso à Paris. De Segonzac, soldat. Peu de vie dans tout cela ; beaucoup d’imitation de "ce qui se faisait" il y a deux ans. Et dans les académies, des sujets du président Wilson et des jeunes filles. On dit Le Fauconnier malade. Est-ce exact ? (9) [...] Je t’envoie une photo de moi, de cet été quand j’étais aux chasseurs, avant ma blessure. Ecris-moi rapidement, vieux [...] et bien cordialement tien. M. Gromaire". Sur la photo, Gromaire apparaît svelte, pour ne pas dire maigre, et portant les lunettes dont il ne pouvait se séparer, un détail qui ne l’avait pas empêché d’être jugé bon pour le service en première ligne. Sa demande à Conrad d’une réponse rapide à sa lettre ne saurait étonner, car Kickert répondait à une lettre sur trois. Il avait de la chance d’avoir des amis qui ne lui en voulaient pas. A sa décharge, il faut reconnaître qu’il répondait sur tous les points, avec une totale franchise et que le poids de ses réflexions comme la chaleur de ses propos faisaient pardonner son inconvenance. Il est vrai aussi que les lettres entre la France et la Hollande et vice-versa, passaient par l’Angleterre et n’arrivaient pas à destination avant des semaines.

Les peintres hollandais, nous l’avons noté, n’exposaient que vingt-cinq œuvres, à eux six, et elles les représentaient mal. Toorop était absent. Weyand montrait trois œuvres, dont seulement deux étaient nouvelles, la troisième n’étant qu’une gravure de "la Mise au tombeau", un sujet dont, au mois de décembre précédent, on avait déjà vu la grande toile et un dessin. Pour ten Holt, la situation était pire puisque les deux œuvres exposées étaient celles déjà montrées un mois auparavant. Mattheus Lau se contentait aussi de montrer deux œuvres déjà vues. En fin de compte, s’il n’y avait eu des œuvres de Kickert, la peinture néerlandaise moderne se serait résumée à trois natures mortes de Verhoeven, et à sept œuvres de Petrus Alma des années 13, 14 et 15, dont trois natures mortes, un paysage, un portrait de femme. Kickert exposait huit œuvres, une nature morte de 1915 et sept paysages bretons. Encore ces derniers se décomposaient-ils en deux esquisses et deux toiles de 1913, une esquisse de 1914 et, de cette même année, deux toiles qui ne pouvaient être que des répliques ou des évocations a posteriori de Ploumanac’h.

(1) : Trois paysages de Ploumanac’h et trois dessins.
(2) : Une composition, deux figures, un nu et un paysage.
(3) : Un nu et sept dessins.
(4) : Trois nus, deux paysages et deux dessins.
(5) : Trois nus, deux paysages et deux dessins.Pour le seul emballage, Robinot factura à CK, le 5 février 1916, la somme de 236 F, soit 700 €.
(6) : Archives Gard-Kickert.
(7) : Lettre de Marcel Gromaire à CK datée du 23 décembre 1916, du 189 rue de Vaugirard, Paris XV° (archives Gard-Kickert).
(8) : L’Ecole de Paris (qui n’était pas encore baptisée ainsi) dont les membres n’étaient pas concernés par le conflit.
(9) : Beaucoup s’interrogeaient et certains sans indulgence, sur le fait que Le Fauconnier, séjournant en Hollande, échappait au conflit. Il passait tous les ans devant une commission médicale néerlandaise qui confirmait son inaptitude au combat. Cela ne suffisait pas pour ceux qui pensaient que les médecins français eussent été plus stricts ou moins complaisants.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX