III - Conrad collectionneur  > Amis, élèves et collègues de Montparnasse

Les collègues de Kickert, Osterlind excepté pour le moment, l’avaient retrouvé avec plaisir : tout le groupe de la rue Boissonade, à commencer par Charles Picart-Le Doux sans parler de Bessie Davidson qui n’était pas seulement liée par la proximité du domicile, mais par son amitié ancienne pour Conrad, pour Gée et pour leur fille Anne qu’elle avait spirituellement adoptée depuis le décès de sa mère. Au-delà de la camaraderie du métier, Conrad se sentait proche d’artistes comme lui scrupuleux sur l’éthique, généreux de caractère et riches d’une solide culture. C’était le cas de Jean-Eugène Bersier, Pierre Dubreuil, Edouard Goerg, Fred Klein (le père du célébrissime Yves), du graveur Laboureur, Georges Lecaron et enfin Segonzac que l’ordre alphabétique relègue ici à la fin, mais que l’estime sans faille que Kickert et lui se portaient aurait rangé à la première place, si celle-ci n’était pas occupée définitivement depuis 1913 par Marcel Gromaire. Les distances que Kickert avait mises entre les artistes vivant aux Pays-Bas et lui-même ne l’avaient pas empêché de renouer avec Lous Beyerman, sculpteur sensible, et avec les peintres ten Holt, Jeanne Bieruma-Oosting et évidemment avec Kasper Niehaus.

Il faut admettre que si les retrouvailles s’étaient faites entre ces amis après la coupure due à l’occupation allemande, il s’en fallut de beaucoup pour la plupart des groupes d’artistes. Car l’idéal, la mentalité, la culture de ceux que nous avons cités, en faisaient des exceptions. Pour les autres, un personnage avait pris une importance démesurée : le marchand de tableaux, le directeur de galerie. Les peintres n’échangeaient plus leurs idées, ne se partageaient plus les bons tuyaux sur les amateurs. Le marchand se chargeait de vendre et souvent de dire au peintre ce qu’il devait peindre ; il n’était plus seulement un partenaire commercial, mais un agent de relations publiques et même un mentor qui ne tolérait pas d’autres influences que la sienne sur SON peintre. Il faudra un jour étudier le rôle de certains marchands de tableaux dans l’évolution des idées, des goûts, des travaux des peintres et, finalement, sur le contenu même de l’histoire de l’art du XXème siècle où certains de leurs poulains occupent une place considérable et où les autres créateurs se cherchent en vain. René Huyghe a parlé d’une "génération sacrifiée". Il songeait surtout à ceux dont les carrières ont été ensevelies dans l’hécatombe de 1914-1918, mais aussi à ceux qui n’avaient pas pris le train des idées et des mœurs nouvelles. Or la Seconde Guerre mondiale a oblitéré un nombre encore plus grand de talents féconds, de chercheurs passionnés dont le seul travers fut de croire qu’il y avait à profiter encore des leçons des grands ancêtres. Il en résulte une fracture que rien ne comble entre les centaines d’années précédentes et l’apparition de nos idoles modernes qui ne se rattachent à rien. En sondant ce gouffre on retrouvera les tenants d’une civilisation qui, en dépit de ses erreurs et de ses tâtonnements, gardait l’homme comme souci premier et comme ultime référence.

Des élèves nombreux fréquentèrent les ateliers de Kickert. Ils accédaient à celui du haut, au niveau de l’entrée sur la rue Boissonade. Lui-même se réservait celui du bas, relié à l’autre par un escalier, mais accessible aussi par le jardin. Cependant, fidèle à ses principes (1) et tout particulièrement à celui qu’il estimait fondamental du travail du maître au milieu de ses élèves, il ne manquait jamais de peindre en même temps que ceux-ci durant toute la matinée (les élèves venaient travailler surtout le matin), généralement sur le même sujet tel qu’un modèle nu ou qu’une nature morte dont il avait arrangé la composition à son idée et à son goût. Il jetait de temps à autre un coup d’œil sur leurs travaux, les guidait par une courte remarque et quelquefois, ému par leur bonne volonté que contrariait leur inexpérience, il corrigeait d’une touche ferme ce qui n’avait pas encore trouvé sa juste place, ni son relief. Il conseillait à ses élèves les fournisseurs et les fournitures qu’il jugeait par expérience les meilleurs, les guidait pour le format, le support, le choix des tubes de couleur, etc. Aussi les experts qui auront dans le futur à distinguer l’œuvre de la main du maître de celle qu’il faut attribuer à un élève, seront-ils bien aise de disposer d’un catalogue raisonné établi avec rigueur et objectivité.

Parmi les élèves, se constitua rapidement un sous-groupe alimenté par des "vocations tardives", par exemple beaucoup de femmes du monde (notamment celles qu’on appelait "les duchesses" avec une amicale dérision, pour souligner le niveau social élevé de ces dames) et aussi des officiers, des médecins, des hommes d’affaires. Tous étaient en même temps, et même avant tout, des amateurs de la peinture de Conrad. Quelques-uns en achetèrent, d’autres lui demandèrent de faire leur portrait contre honoraires, ce qui était une façon de régler leurs leçons. Plusieurs fois, dans ce cas, il exigeait des séances de pose supplémentaires pour exécuter deux versions du portrait et il gardait l’une d’elles, la moins officielle et parfois la plus intéressante des deux. Beaucoup l’invitaient à dîner, si bien qu’en dehors du mercredi, où il recevait chez lui, Kickert dînait en ville presque tous les soirs. Il était aussi reçu à demeure par certains durant l’été et fréquenta ainsi quelques villas agréables et de très beaux châteaux. Encore fallait-il qu’il pût y travailler dans des endroits intéressants, ce qui était à ses yeux l’essentiel, car il n’y avait pas dans son cas la moindre ombre de snobisme. En fait, il était à l’aise avec ces relations parce qu’il retrouvait auprès d’elles le milieu social de sa jeunesse. Une concordance d’autant plus forte qu’à l’époque, aux Pays-Bas, ce qu’on appelait la Société parlait presque exclusivement le français. Conrad ne faisait d’ailleurs aucune différence entre les élèves fortunés et les jeunes tout à fait désargentés qui pensaient avoir une vocation de peintre. Tous recevaient de solides conseils techniques, profitaient de sa culture internationale (il était aussi ferré sur Schiller que sur Byron) et de son admiration pour les grands maîtres de la peinture. Il connaissait ces derniers intimement peut-on dire, aussi bien les Français (2) que ceux de la Renaissance italienne ou du Siècle d’or hollandais. En toute occasion il insistait sur le désintéressement ascétique où il voyait le caractère premier de l’artiste. Le dimanche matin, il emmenait au Louvre ceux qui le désiraient. Avec lui, beaucoup découvraient des œuvres qu’ils avaient cru jusque-là bien connaître. Mieux encore, devinant la réserve de certains devant les toiles d’un peintre réputé difficile, par exemple Uccello ou Zurbaran, il faisait remarquer un détail, une attitude, un mouvement dans lequel tout à coup le génie du maître se révélait à leurs yeux, éclairait le tableau dans son ensemble.

Avec tout cela, admiré et même vénéré par ce groupe de proches, il restait toujours en dehors de la mode et de ses emballements. L’absence d’un marchand, le silence des critiques, le tenaient à l’écart et de ce fait financièrement dans le besoin. Il arrivait à sa fille de mettre de côté des bouteilles vides (à l’époque tout se vendait en verres consignés) ; elle cachait ces récipients comme elle pouvait et lorsqu’arrivait une période difficile, elle assurait du moins les petits-fours du mercredi soir en se faisant rembourser tous ces verres vides. Bien que Kickert accordât, dans ses dépenses, une priorité au loyer, il atteignit la fin de l’année avec une dette de 1265 francs sur les termes échus, ce qui le remplit de souci.

(1) : Cf. année 1931, "Principes" pour l’atelier de Conrad et "Aphorismes" pour les Trois ateliers.
(2) : Sans en exclure Corneille de Lyon qui était hollandais.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX