VII - L'étau financier se desserre  > Séjour chez l'ingénieur Grégoire

Personne ne pensera que les nus permettent moins de différences ou de variété, puisque le corps de la femme est le sujet le plus ancien et le plus fréquent dans les arts plastiques, tout en demeurant toujours nouveau. Kickert, en effet, le traita en profitant de sa richesse. Les "Baigneuses au Pouldu" (1) sont trois : debout, assise, allongée, à l’abri d’une crique ouverte sur une mer calme où s’étirent deux barres rocheuses. Une autre composition, de grande taille celle-là, montre un peintre, la palette à la main, entre deux modèles, une femme blonde et une femme noire, tableau assez typique de la toile de salon dont on ne sait où il a été exposé, ni même s’il l’a été, mais que Kickert a doté d’un titre facétieux "le Peintre de clair-obscur" (2). Une autre blonde, qui, d’après son prénom, pourrait être polonaise, présente son corps à la lumière qui le sculpte et qui enflamme un fond orangé (3). Faut-il voir seulement une recherche technique ou plutôt, vu l’époque, une manifestation cocardière dans deux nus que Kickert intitula : "Nu en bleu, blanc, rouge" (4)  pour l’un, et tout bonnement "la France" (5) pour l’autre ? Le premier nu est allongé devant un fond bleu sur lequel tranche le drap blanc et une couverture écarlate. A noter que l’ordre des trois couleurs, de gauche à droite, est bien celui du drapeau français, alors qu’il aurait été inverse pour celui des Pays-Bas. Le second nu dont le corps aurait pu inspirer aussi bien un statuaire qu’un peintre, trouve, au repos sur une plage assez de calme grandeur pour symboliser une nation. Tout autre et, à vrai dire, assez surprenante, l’inspiration qui a conduit Kickert à peindre un modèle aux épaules maigres, au visage émacié qu’il a nommé "la Fille malade" (6).

Il laissa son atelier vers la fin de juillet pour se rendre, à l’invitation des Belabre, dans leur villa Montcalm, au Pyla, au sud d’Arcachon. Là il porta ses pas et son regard plus souvent vers les dunes et la forêt landaise que vers l’océan. En septembre, il rejoignit Florac où il avait déjà été reçu par les Söderlindh et Pomaret. Ce dernier n’y séjournait pas à cette époque, car il faisait partie du gouvernement dont tous les ministres restaient consignés à Paris pour répondre aux éventuelles convocations du président du Conseil en raison de la guerre déclarée à l’Allemagne. On verra à la fin de ce chapitre quel service personnel il put rendre à Conrad. Celui-ci profita ensuite de l’hospitalité de Jean-Albert Grégoire, l’inventeur d’un joint de transmission révolutionnaire pour la suspension des automobiles, industriel et accessoirement mycologue et collectionneur de tableaux. Sa propriété de Charameau, près d’Ispagnac dominait le cours du Tarn déjà bien sinueux à cet endroit, à vingt kilomètres en amont des gorges où le grandiose le dispute au fantastique. A Charameau, Conrad n’avait qu’à déplacer son chevalet d’un tournant à l’autre pour saisir des vues qui donnaient tour à tour la priorité au flot, aux rives escarpées, à un village niché dans une courbe, aux jeux d’ombres et de lumières sur le calcaire déchiqueté.

De retour à la maison, Kickert interrogeait Grégoire avec passion sur son métier, si éloigné de celui d’artiste. Il y pressentait à juste titre un mystérieux mélange de logique se conjuguant avec l’imagination et démêlant l’imbroglio des données techniques pour les asservir au résultat cherché. Il était émerveillé que l’on pût déterminer par l’étude, puis l’expérimentation, un mécanisme reproductible en grande série dont chaque exemplaire réagirait avec fiabilité quand il serait soumis aux variables infinies des conditions qu’il rencontrerait dans son emploi. De son côté, Grégoire n’arrivait pas à comprendre comment des paysages qu’il avait mille fois contemplés, trouvaient dans un tableau une représentation ranimant en lui les émotions multiples qu’il avait éprouvées devant eux et que le peintre lui restituait en une synthèse définitive après avoir passé quelques heures sur le motif, employées à transporter à l’aide de son couteau à peindre, les petits tas de couleurs disposés sur sa palette. "les Amis de Conrad" s’enthousiasmèrent aussi et choisirent nombre de ces toiles.

(1) : "Baigneuses au Pouldu" 1939 (65 x 81 cm) Opus 39-04.
(2) : "Le Peintre de clair obscur" 1939 (114 x 146 cm) Opus 39-06.
(3) : "Katia la blonde" 1939 (92 x 73 cm) Opus 39-07.
(4) : "Nu, bleu-blanc-rouge" 1939 (65 x 81 cm) Opus 39-12.
(5) : "La France" 1939 (65 x 81 cm) Opus A.39-37.
(6) : "La Malade" 1939 (73 x 60 cm) Opus 39-18, ancienne collection Sandbergen, vente Christie’s Amsterdam le 19 mars 1985.

Association Conrad Kickert
Lucien et Anne GARD - Les Treize Vents - 15 700 PLEAUX