III - Conrad collectionneur  > Lodewijk Schelfhout

Un autre incident, d’un caractère bien différent, mérite d’être rapporté, car il illustre la complexité des rapports de Kickert avec Schelfhout. Ce dernier s’était installé avec la permission de Kickert, dans le vaste atelier de ce dernier, au numéro 26 de la rue du Départ. Il y travaillait, mais assez vite s’en servit comme d’un domicile. Dire qu’à l’époque il était désargenté serait un euphémisme. Kickert eut la
faiblesse et le tort de légitimer cet abus par une sorte de contrat moral par lequel non seulement Schelfhout était abrité sans payer de loyer, mais bénéficiait d’un secours de cent francs par mois avec pour contrepartie la fourniture à Conrad d’un tableau par an et de la première épreuve de chacun des états de ses pointes sèches. Ces rôles de collègue, d’ami, d’amateur, de bienfaiteur, de mécène et de logeur qui s’entrecoupaient, correspondaient certes aux différentes facettes du caractère de Kickert, mais risquaient d’altérer la sérénité de ses relations avec Schelfhout. Ce qui se produisit d’autant plus vite que la vie privée de ce dernier commença par choquer Conrad et enfin par le scandaliser. Son collègue collectionnait les petites amies sans être trop difficile sur ses choix et se trouva plusieurs fois atteint de blennorragie. Il n’en continuait pas moins de folâtrer avec qui se présentait sans se soucier d’être tout à fait guéri. Joli garçon et charmeur, il tenta sa chance avec des femmes de l’entourage de Conrad, et, auprès d’elles, rencontrait tantôt l’échec et tantôt le succès. Ses entreprises, dont il faisait facilement vanité, furent connues de Kickert à qui elles furent rapportées par certaines des intéressées (du moins en ce qui concerne les échecs, peut-on penser). Cela n’aurait pas entraîné une rupture dans les relations avec Kickert qui, cahin-caha, auraient perdurées, mais il avait entamé la conquête, en parallèle avec ses nombreuses cabrioles, de l’héritière d’une bonne famille néerlandaise qui était fort éprise de lui. Il pensa qu’en l’épousant, il apporterait une bonne conclusion à cette idylle. Restait à convaincre la demoiselle et pour cela d’être bien vu de sa famille dont l’autorisation était, là-bas, obligatoire. Il crut expédient de demander à Kickert, le 2 février 1913, d’écrire à son présumé futur beau-père une lettre de recommandation. Il fut déçu par le refus abrupt de Conrad. Il tenta de lever cette opposition en assurant qu’il ne cacherait pas ses errements antérieurs à la future et qu’il aurait la même franchise vis-à-vis du père de celle-ci. Mais Conrad se rendit compte que ces bonnes résolutions restaient lettre morte. Il s’alarma à l’idée que Schelfhout, à défaut de lettre, pourrait quand même faire valoir à son profit l’amitié qui le liait à lui et l’appui qu’il en recevait à Paris. Après plusieurs semaines d’hésitation, Conrad se résolut à écrire au père le 7 mars en l’informant du fâcheux comportement de Schelfhout, afin de dégager sa responsabilité. Le brave homme répondit que le prétendant avait reconnu des errements mais niait énergiquement les plus graves. Il attendait de Kickert des précisions supplémentaires, mais Conrad en resta là. Quoi qu’il en fût des clapotements qui s’ensuivirent, la nef des amoureux trouva un peu plus tard un refuge dans un mariage qui dura et leur donna une progéniture. Entre temps, Conrad avait obtenu de Schelfhout qu’il déguerpît de son atelier (1). Peu après, il découvrit que le mélange des rôles évoqué ci-dessus pouvait être mal interprété. Le Fauconnier crut bon – ce qui n’était pas de la plus fine délicatesse – de révéler à Conrad (le 10 avril 1913) que certains, à la Closerie des lilas, supposaient que les relations entre Kickert et Schelfhout avaient aussi un caractère physique. Conrad se défoula dans une note rédigée le jour même, en commentaires méprisants sur la petitesse d’esprit de ces collègues qui avaient eu besoin de trouver ce genre d’explication à une camaraderie et à une générosité qui dépassaient leur médiocre entendement. Il ne voulut pas faire supporter à Schelfhout, qui n’y était pour rien, la responsabilité de ces cancans, ni dénier à l’artiste une qualité qui lui manquait dans sa vie privée, et en fin d’année accueillit au MKK seize œuvres de Schelfhout.

(1) : Schelfhout retrouva les Pays-Bas en s’installant à Hilversum, 12 Borneolaan.

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Association Conrad Kickert
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