VI - Talent reconnu  > L'île Bréhat

En effet, une quinzaine plus tard, c’est à l’île Bréhat qu’ils débarquèrent. L’opportunité s’en était présentée grâce à une amie peintre, Mme Val Synave qui y possédait une maison au pied d’une colline couronnée par une chapelle. Il semble qu’elle s’y rendît peu ou pas du tout cet été-là, laissant la place aux Kickert. Désireuse néanmoins d’apporter des améliorations à sa propriété, Val – c’est ainsi qu’elle signait ses toiles, en abrégeant son prénom Valentine – donna carte blanche à Conrad, qui construisit de ses mains une terrasse "pour prendre le café" et, dessinant les plans, fit percer une fenêtre au midi (1).

Son œuvre l’occupa tout de même plus que ces aménagements. En dépit d’un temps variable, entre le mauvais et le médiocre, il peignit tous les jours, se consolant des intempéries par la qualité des ciels qu’elles apportaient. Il essaya progressivement une nouvelle technique (2). Elle consistait à travailler sur une surface préparée par lui au préalable. Il y appliquait une couleur claire à l’aide d’une large brosse dont les poils grossiers laissaient des sillons parallèles, tantôt droits, tantôt courbes. La texture des fils croisés de la toile disparaissait, recouverte par une autre tout à fait irrégulière S’il s’agissait d’un panneau de bois, de carton ou d’isorel, ces sillons donnaient vie à leur surface lisse. Cette préparation ne jouait pas de rôle si elle était recouverte de touches nourries, tels les à-plats que Kickert étalait le plus souvent au couteau. En revanche, sous une peinture mince, le relief de la préparation restait visible. Les surfaces sans dessin, comme le fond d’un portrait, d’une nature morte, ou bien comme un ciel sans nuage, en tiraient plus de vibrations. Cependant lorsque la couleur était un élément du dessin, il pouvait y avoir conflit entre la touche peinte et le relief arbitraire de la préparation. On peut imaginer, par exemple, une ligne d’horizon dont le parcours traverserait des sillons en obliques ou bien en courbes. Le peintre pouvait évidemment gratter la préparation à cet endroit, mais l’art consistait à s’en accommoder au maximum. Kickert, sans en faire un système, utilisa maintes fois ce procédé durant les dix années qui suivirent. Examinées de tout près, ces œuvres révèlent le grossier dessin de la préparation ; vues à bonne distance, aussi légèrement qu’elles soient peintes, en frottis et à l’essence parfois, rien n’apparaît plus que le foisonnement et le scintillement de la lumière incorporée à chaque touche. A partir de 1940, Conrad se contenta de salir ses panneaux vierges d’un camaïeu brun tout à fait lisse. Il avait sans doute trouvé des limites au procédé des fonds préparés ou n’y vit plus d’avantages dès lors qu’il était revenu à une pâte plus épaisse. Kickert trouva un inconvénient à Bréhat : tout était trop beau et proposait des effets trop faciles (3). Il peignit tout de même plusieurs fois la chapelle Saint-Michel isolée sur sa butte, des moulins, les restes de la citadelle, quelques fermes pittoresques, un rocher remarquable. Et tout cela finit par se bien vendre. Mais Conrad conserva pour lui ou plutôt pour sa famille, des vues de bouts de terrains anonymes et de coins de plages perdus où il avait rencontré plus profondément l’âme de l’île. Il s’attarda à Bréhat. Peut-être parce qu’il y vendit quelque chose. Probablement aussi parce qu’il avait sous-loué son atelier de la rue Boissonade.

(1) : Lettre de Gée aux Bronner du 15 août 1927 (archives Bronner-RKD, La Haye).
(2) : Commentaire manuscrit de CK numéroté XIII, accompagnant la photographie en noir et blanc d'une toile de 1927 "la Chapelle Saint-Michel" 1927 (73 x 100 cm) Opus A.27-27.
(3) : Lettre de Gée aux Bronner du 15 août 1927 (archives Bronner, RKD, La Haye).

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