VI - Talent reconnu  > L'art de Kickert analysée par Sandberg

Bien qu’ils n’eurent peut-être pas une influence directe sur ce succès matériel, deux autres articles, publiés peu après, revêtent une considérable importance du fait de leur auteur et du mensuel qui les publia. Le premier, le Morks-Magazine du mois d'avril présentait une étude du jonkheer H.W. Sandberg, huit pages illustrées de six reproductions de tableaux. Sandberg, qui comptait déjà dans le monde littéraire et artistique, finit sa carrière à la tête du musée d’Amsterdam, et quel que soit le sentiment qu’on peut avoir de lui comme conservateur, il ne peut justement pas être taxé de l’épithète "conservateur" ; ceci qui donne du poids à son jugement à propos de Kickert, un peintre qui ne s’est jamais laissé aller aux tendances à la mode. Sandberg commençait son article par une affirmation qui aurait pu aussi bien être une conclusion :

"La peinture du parisien hollandais, Conrad Kickert, est, dans le sens propre du terme, une œuvre. Selon toute probabilité, elle bravera les temps à cause de sa profondeur, de son étendue et de ses caractéristiques picturales particulières. C’est une œuvre qui ne se limite pas à un seul genre comme la nature morte ou le paysage, le portrait ou les nus, mais qui les comprend tous. Une œuvre qui n’est pas enfermée non plus dans une conception déterminée, qu’elle soit celle du passé ou le modernisme d’aujourd’hui, ou celle de l’avenir... Allant au-delà de ce qui a été, elle n’en prend pas le contraire. Si elle le faisait, elle serait étroitement enchaînée au passé, tandis qu’elle a plus de liberté en prenant son essor à partir des racines du passé. D’ailleurs, si l’œuvre de Kickert appartient à l’avenir, c’est par sa qualité, non par son progressisme. Lorsqu’un artiste a une personnalité, il n’imite pas ses contemporains et ne répète pas ses prédécesseurs : il pourra être classique avec les formes les plus modernes ou être moderne dans les formes classiques". Sandberg appelait alors ses lecteurs à regarder les reproductions des œuvres de Kickert qui illustraient son article : "Au premier coup d’œil, vous direz que cela fait penser aux vieux maîtres hollandais. Mais en regardant plus attentivement, vous ne reconnaîtrez aucun de ces vieux maîtres, et vous découvrirez qu’il est apparu un nouveau maître hollandais qui a manié la brosse ou le couteau".

Les reproductions étaient en noir et blanc à cette époque. Aussi, Sandberg conseillait d’aller voir ces œuvres à la galerie Vecht, pour bénéficier de la couleur. "Il suffit, écrivait-t-il, de voir les marines ou les aquarelles pour être immédiatement convaincu qu’un avenir est caché dans cette œuvre". Il s’étendait sur les marines "qui sont quelque chose d’exceptionnel", se jugeant particulièrement compétent sur le sujet comme marin confirmé et comme "hardi descendant des Vikings qui dans les siècles passés ont brûlé et pillé l’Europe". Son commentaire de la "Tempête à Deauville" (1) est si précis et, à la fois, si enthousiaste que Sandberg semble décrire le phénomène autant que le tableau. Puis il en vient aux nus ; illustrant ce passage, la reproduction d’une toile qui n’était pas exposée chez Vecht, et pour cause, puisqu’il s’agissait de "la Belle Fermière", accrochée au musée du Jeu de paume (2). Il vante la modernité des nus de Kickert, modernes par la couleur et par la pose, et leur beauté qui provient de "l’étrange charme" d’une sensualité naturelle et vraie. Ces toiles le conduisent à parler des glacis qui donnent "une force de lumière plus profonde, une ambiance mystérieuse", une méthode que Conrad "apporta après la guerre à Paris", et il cite longuement des extraits de l’article de René Arcos, publié en 1928 dans l’Art et les artistes, démontrant que Kickert avait instruit là-dessus toute une génération d’artistes.

Sandberg aborde alors les natures mortes. Il explique qu’elles sont le genre de toiles préféré des amateurs de Kickert, musées ou particuliers, par le fait que dans ce domaine, Kickert s’efface apparemment pour s’absorber totalement dans son sujet. "En cela, dit-il, le vieux maître hollandais y a été plus à l’œuvre que le peintre moderne". Sandberg tient ensuite à étudier les aquarelles "car ses aquarelles ne sont pas rien" et à signaler "les couleurs féeriques des aquarelles de mer et sable à Deauville". Pour finir, il évoque le destin de l’artiste. Kickert critique d’art, recruté tout jeune par le patron du Telegraaf sous la condition d’être toujours franc et jamais peureux, et licencié par le même, dix-huit mois après, au motif qu’il était trop franc et pas assez peureux. Kickert, catalogué riche amateur parce qu'il avait acheté beaucoup d’œuvres de Le Fauconnier, Schelfhout, Mondrian, "une collection qui lui fit beaucoup de tort", ne pouvait être, en peinture, qu’un barbouilleur, une conception surannée mais vivace. Cela ne l’empêcha pas d’avoir, en Hollande, beaucoup d’amis, ni de les perdre lorsqu’il se fut ruiné à acheter et à exposer les collègues. Kickert, peintre à l’écart des modes, isolé "dans une époque de recherches et de tâtonnements, qui ne sait pas encore ce qu’elle veut, mais le veut d’une façon radicale". Pour Sandberg cela rendait incertain "qu’il puisse imprimer son sceau sur cette époque", mais il concluait, avec une belle hauteur de vue "...est-ce que cela a de l’importance ? Il y a des gens qui sont l’expression de leur époque et d’autres qui sont solitaires dans leur époque".

Le second article important, paru au même moment dans le Elzeviers Geillustreed maand blad, est signé A.E. van den Tol. Il s’applique moins à faire de la critique d’art qu’à scruter la personnalité de Kickert, à analyser son évolution, à discerner ce qu’on pourrait appeler sa vocation profonde. Il l’évoque grand prêtre de l’esthétique qui fit beaucoup parler de lui avec ses articles, son Moderne Kunstkring et sa qualité de collectionneur, et qui comme peintre "cherchait, au milieu des courants de ce temps, à devenir lui-même", puis à partir de son installation définitive en France, voulant obtenir un nom, sans tapage et sans "épate", mais "comme connaisseur du métier, comme un artisan profondément instruit qui s’inspire des grands de sa race et des membres des guildes du dix-septième siècle, qui, d’une manière ininterrompue et avec passion, se plonge dans les problèmes du traitement des toiles et des couleurs, et essaie, grâce à cela, de redonner des bases solides à ce métier de peintre"... et qui "a certainement atteint largement cet objectif". Ainsi "après beaucoup de représentations inutilement intellectuelles [...] il a transféré l’attention consciente sur le métier, sur l’ouvrage lui-même". Van den Tol résume comme suit une vie de travail déjà longue et son ouverture sur l’avenir : "En récapitulant, Kickert, de grand seigneur généreux, mais peut-être un peu superficiel dans ses actions de théoricien et de propagandiste, est devenu un peintre, amoureux du métier manuel et de ses solides traditions, qui attend patiemment ce qui lui sera dévoilé comme mission et devoirs intellectuels. Et dans notre époque, où tant de gens veulent faire croire qu’ils ont reçu cette mission et ces devoirs, alors qu’ils ne connaissent pas à fond leur métier, une figure comme celle de Kickert prend sa valeur". En dépit des simplifications que peut comporter cette étude, le niveau de réflexion où elle s’est placée inspire le respect.

(1) : "Tempête à Deauville" 1929 (73 x 92 cm) Opus A.29-19 : l’œuvre exposée au salon d’Art français indépendant en 1930. Cf. supra 1930 p. 282.
(2) : Cf. supra année 1926 p. 215. "La Belle Fermière", à l’origine au musée du Luxembourg puis au Jeu de paume, fut transférée quai de Tokyo, après la construction du Musée national d’art moderne et de là au centre Georges-Pompidou (ou "Beaubourg") qui l’abrite toujours (dans les réserves, comme les neuf dixièmes des collections du MNAM).

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Association Conrad Kickert
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